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La machine autistique : fonctions

mercredi 29 juin 2022, par Jean-Louis Bonnat

LA MACHINE AUTISTIQUE : FONCTIONS [1]

Ou le repérage clinique d’une aliénation nécessaire

dans un objet réel, sans altérité,

et pourtant apte à connecter le sujet autiste à l’autre

et à apaiser l’angoisse

Jean-Louis Bonnat

Première constatation

Les années quatre-vingt-dix ont largement contribué à la prise en compte et à la recherche clinique concernant l’« objet autistique » dans le travail mené avec des sujets autistes.

On n’en est plus à ce seul point de vue « déficitaire » que seuls certains nostalgiques d’un discours organiciste continuent de reprendre depuis les premiers textes de Kanner (1943) sur la question. Le point de vue « relationnel » – paradoxe, ici ! – tend à recadrer ce discours de l’étude princeps de cet auteur [2].

Nous nous attacherons, alors, à souligner le lien qui se tisse entre « objet autistique » et « machine autistique » chez certains sujets.

Cette notion d’« objet autistique » est apparue dans les années soixante-dix, en Angleterre, chez Frances Tustin [3]. Elle a trouvé un écho chez les cliniciens qui se sont confrontés très tôt (les années cinquante, soixante) à des enfants, d’abord, dont l’univers subjectif peut être soutenu et structuré par la présence d’objets réels. Soit, ce que note Donna Williams de son effort et de la nécessité, pour elle, d’une « mise en ordre maniaque du monde », à partir de ces objets et du contrôle exercé par elle sur eux et par eux [4].

La pratique clinique, s’étendant à une clientèle d’adultes, autant que la lecture de témoignages de sujets étiquetés, tous, enfants, autistes et rendant compte de leurs difficultés, cheminement et solutions trouvées, ont permis d’attirer encore plus d’attention sur ce type d’objet, la fonction d’appareillage et de soutien, qu’ils représentent pour de tels sujets.

C’est D. Williams, T. Grandin, S. Baron, B. Sellin… et tant d’autres, aujourd’hui, qui en témoignent.

Bruno Bettelheim, en éducateur attentif à cette fonction de l’objet, avait su en repérer la nécessité pour Joey ; tout en constatant l’effet d’enfermement que représente, tout un temps, ce rapport de branchement-débranchement à l’égard d’un tel partenaire…vital [5].

Aujourd’hui, la communauté de praticiens de différents courants (comportementalistes, cognitivistes, psychanalytiques…) enregistre une profonde transformation de leurs points de vue diagnostiques, thérapeutiques et prospectifs. C’est vrai aussi, en particulier, pour nous, dans l’univers des cliniciens-praticiens orientés par la psychanalyse théorique et appliquée, ainsi qu’en fait mention l’article récent de Esteban Morilla au sujet des « positions divergentes dans la psychanalyse [6] » concernant l’autisme ; tous courant français, anglo-saxons, I.P.A. et lacaniens confondus.

Seconde constatation

L’usage du terme de « machine autistique » devenu courant, depuis les écrits autobiographiques de Temple Grandin (USA) et ses messages sur la Toile Internet [7] a rendu habituel de considérer positivement cette fonction de l’objet autistique, son invention, promu à la dimension de « machine ».

Des articles s’y rapportent (Robert et Rosine Lefort, J.-C. Maleval, F. Sauvagnat…) et s’interrogent sur la nécessité d’évaluer et de prendre appui sur ce type d’objet dit de « suppléance », de « synthèse », d’appareillage, ou tout simplement de construction spécifique d’une subjectivité qui a, néanmoins, à tenir l’Autre (de la parole de l’énonciation) à distance [8].

On a parlé, à ce propos, depuis la formulation d’Éric Laurent, d’« Autre de synthèse », dans les années quatre-vingt-dix [9]. J.C. Maleval a proposé l’expression « Autre de suppléance [10] », à la suite de l’enseignement de J. Lacan, de ses derniers séminaires (Encore  ; R.S.I…), pour signifier l’importance de prendre en compte ce type de rapport à l’Autre des signes, du savoir ; quand bien même l’énonciation et la communication restent foncièrement « troublées » ou du moins très spécifiques. L’enjeu, on le sait, est de « pacifier la jouissance », l’angoisse, le débordement pulsionnel en essayant, par cette stratégie, d’arrimer la Jouissance de l’Un – sans l’Autre – aux signes et savoirs (écritures) de l’Autre du langage, en général, mais détourné de la parole et de l’énonciation à l’adresse de cet Autre.

Depuis quelques années, et c’est dans cette nouvelle perspective que nous situons nos travaux et leur recherche, l’extension du terme d’autisme via le « type Asperger », a fait son chemin. S’est étendu, généralisé ; jusqu’à former un « spectre » très ouvert : celui des surdoués, génies, inventeurs et écrivains en mal de confidence ou d’explication sur leur fonctionnement mental. Ainsi, les médias, au moment même où nous tenions une session de « formation continue » sur ce thème, faisaient entendre par la voix de J. C. Delarue, sur France 2, la référence à Hans Asperger [11], à propos de surdoués et de génies-inventeurs, créateurs de particularismes (comme l’« Urville », de Gilles Théhin) [12].

Ce rappel, très rapide, de généralités concernant le thème de la machine dans le cadre d’une clinique de l’autisme et de ses productions – pour l’actualités – nous permets alors de passer à notre sujet lui-même et à l’étude de l’extension des pratiques d’appareillage liées à la fonction d’objets promus à la dimension de « machine autistique ».

Des Hypothèses

Nous repartirons, dans cet exposé, d’une remarque : il n’y a pas beaucoup de machines, au sens strict de machines abouties, dans le monde des sujets autistiques eu égard aux statistiques et nombre de sujets concernés par cette pathologie. Mais dans les ITEP, IME, CAT, CATTP… le monde de l’autiste ne brille pas forcément par l’invention remarquée de tels objets.

Si nous avons déjà évoqué le cas princeps, recensé les classiques de cette clinique – comme la « caisse enregistreuse » de Joey (après les ventilateurs et autres moteurs) ; la « machine à serrer » de T. Grandin ; le rôle et la présence du piano et de l’écriture pour D. Williams ; sans oublier le rôle de l’ordinateur (T. Grandin) et les techniques pour assister le sujet (Sean Baron, Birger, Sellin) – nous devons reconnaître qu’au niveau des institutions, plus couramment, ne se dégage pas facilement l’importance données, reconnue à ces objets.

Il y a lieu, alors, pour se faire entendre sur cette question, de généraliser, plutôt, le mode de suppléance en parlant de système d’écriture plus que de (seule) machine, au sens strict.

Exception faite, donc, pour certains exemples, médiatiquement connus, c’est plus un système qui prévaut et qui est mis en place par le sujet lui-même, autour de lui, entre lui le monde et les autres, dans un premier temps, et qui lui permet, dans un second temps, de rejoindre et de recouper le monde des autres [13].

Ce système nous paraît essentiellement lié à une pratique de la « lettre » (J. Lacan) et à des dispositifs d’écriture, divers, où la pensée se voit, se déchiffre, est lue et transcrite ou à transposer [14]. Écriture mathématique : qu’on pense à Blaise Pascal, à Einstein, à Cantor ! Ou musicales : W. A. Mozart ; quand ce n’est pas – plus connu ou plus repérable, statistiquement – des comptages, des listages de mots, de vocabulaires, d’horaires, de noms – sur une carte de géographie – que le sujet peut évoquer, faire défiler comme s’il lisait un texte mis sous ses yeux.

Aujourd’hui, la littérature fournit elle-même son lot de témoignages, comme nous avons pu nous-même en rendre compte quelques fois, à propos d’auteur comme K. Kafka (Le château), G. Pérec (L’homme qui dort) et, plus récemment, Amélie Nothomb, graphomane, selon elle, visualisant ses récits à écrire, s’imposant tout composés (?) à son esprit [15].

Nos hypothèses de travail, aujourd’hui, tant pour notre pratique (enquête, interviews, cas cliniques), que pour notre recherche à axialiser sont les suivantes :

1re hypothèse

La machine autistique n’est pas une « machine désirante », selon l’expression reconnue de Deleuze et Guattari [16]. Le terme de « désir » au sens lacanien du terme, de ses enseignements, devant être ici, tenu à l’écart. Néanmoins, ce type de production, en extension, est de nature pulsionnelle et demande à être considérée dans le registre de la « jouissance », un des aspects de la libido freudienne repensée par J. Lacan.

2e hypothèse

Ce genre de production réaliste, relève d’un système où prévaut l’écriture (et donc « la lettre », au sens lacanien de l’objet (a) [17]). S’y attache une « pensée visuelle » (cf. T. Grandin, Mozart, A. Nothomb…).

3e hypothèse

Ce type de production, autiste, procède d’un serrage, nouage (à partir de « la lettre ») du « Un », comme traitement de l’Autre, et rejoint donc l’échange d’information, de savoir et de communication, à partir du « langage des signes » (et pas du « discours », ou de la « parole » ; celle-ci incluant la dimension du signifiant et l’adresse à l’Autre du désir) [18].

Développement

La structure du langage, commune à tous les sujets (« parlêtres ») n’opère pas de la même manière chez tous ces sujets ; ou plutôt mobilise des réponses différentes chez les sujets. D’où l’idée de classement et de clinique différentielle pour la psychopathologie et la clinique, analytique ou non, qui s’y rattache : « névrose, psychose, perversion, autisme ».

Le bain et le monde du langage dans lesquels le sujet se trouve aux prises, avec leurs conditions d’aliénation, fait de l’Autre (de la langue, du langage) une structure a-sphérique comme le précisait J.-A. Miller en 1978, prenant référence, entre autres, à « L’étourdit » (J. Lacan, 1972) [19]. Cette structure, aucun « parlêtre » n’y échappe (sauf à penser naturaliste et organisciste !) On ne voit pas comment on peut encore aujourd’hui parler de « déficience » – et sur fond d’organicisme, cérébral – à propos de l’autisme ! et c’est bien ce qui est à repérer, cliniquement ; soit la spécificité avec laquelle chacun s’appareille, différemment, pour répondre et traiter cet Autre de la langue et du langage.

Économique

Alors « machine désirante » ou machine connectante ? « Machine désirante », dans la psychose et son délire, puisque le discours du psychotique, pour Freud, est une tentative d’auto-guérison ; soit : de redistribuer des intensités, des forces, des apports, des violences verbales et corporelles. Et de rouvrir le processus de clivage – sinon de division et d’un manque en l’Autre – entre l’Un et l’Autre. Cela en réinvestissant le moi démantelé, éclaté, dispersé (cf. G. Pérec, Artaud, Van Gogh, ou Nerval…) pour le réinstaller, et ainsi, rétablir un pôle « objet », un pôle « sujet » (cf. Mémoires d’un névropathe, P.D. Schreber).

L’Un et l’Autre se disputent, alors, la répartition de la libido (jouissance) et sa localisation.

« Machines désirante » et machines délirantes, dans la psychose, pourquoi pas ? Puisqu’il est question dans la paraphrénie (schizophrénie) de remettre le monde en marche ; et plus particulièrement, pour le schizo, de tabler sur la jouissance des mots, des sonorités de la langue (la « lalangue » de J. Lacan) [20].

La machine autistique, comment dès lors le caractériser ? Comme machine connectante ? comme une machine contenante ? Pouvant faire bord réel au corps du sujet privé de l’appareillage imaginaire classique (cf. « Le stade du miroir ») référé à l’autre du signifiant de la signification phallique : du manque, du désir… Une machine propre à fabriquer du « bord » (cf. É Laurent), du trou ; une « bande de Moebius » orientée, cette fois [21], découpant l’espace et le monde matériel des signes organisés en un « double réel ». C’est l’histoire de Marie-Françoise (des Lefort [22]) ; c’est ce que T. Grandin a cherché déjà dans le « rotor » ou la découpe de la fenêtre, de la porte, en haut de l’escalier [23].

Imaginaire ou réel ?

Une machine contenante ? Comme des corsets ou poumons d’acier dans lesquels des sujets ont vécu pendant des années et qu’ils ne se voient pas quitter pour être sans ; chrysalide dont le corps du papillon, mou, ne peut pas se détacher : corps réel plutôt qu’imaginaire et fantasmé, alors ! Corps-machine, corps-matériel que le sujet ne peut dissocier ou perdre de lui-même.

Ce sont ces objets qui occasionnent colère, cris, hurlements (de douleur) lorsqu’on veut en priver le sujet : pour son bien (!), pour l’« adapter » aux réalités, pour le forcer à faire comme d’autres. Éducation oblige ! Normalisation !

C’est l’idée centrale et le motif de la « Métamorphose » de Franz Kafka. L’idée du cafard, ou cancrelas, de cette nouvelle, porte en soi « la solution » d’une image de corps à carapace, à consistance dure, protectrice, pour un sujet exposé et en danger, dans le monde des autres.

C’est bien d’une « image réelle » dont nous parlons et, donc, nous devons opérer, ici, une conversion radicale par rapport à nos considérations habituelles sur l’image du corps, référée à la « signification phallique ». L’image, ici, n’est pas celle de la consistance imaginaire. N’est pas celle de la « phase du miroir » comme moment structurel de coupure, de détachement et de chute, d’un reste impossible à inscrire dans le symbolique, « l’objet (a) ».

Ce moment du miroir est le moment second de la structure a-sphérique du langage ; moment où cette structure s’invagine, se creuse, s’infléchit en un premier retournement sur elle-même. Ce qui occasionne la première coupure et prélèvement sur le tout, le plein : le Un et l’Autre confondus. C’est ce dont témoigne le travail de Rosine Lefort, avec l’enfant « Robert-Le-loup », quand elle rend compte de certains moments de la cure d’un enfant psychotique [24].

Si nous continuons à explorer cette phénoménologie de la machine autistique, comme certains témoignages nous y guident (cf. T. Grandin), notons – par opposition encore à d’autres machines, comme les « machines célibataires » de Marcel Duchamp [25] – que ce n’est pas là machine de rouages, d’articulations, d’automatisme, disons, qui s’animerait d’elle-même. Ce type de machine requiert l’idée d’un Autre (comme dans la psychose en général) ou celle d’un « grand horloger » (cf. supra, notre référence à Voltaire) qui veille à la bonne marche et régulation des choses.

Ici, au contraire, pas de mise en route nécessitant l’idée ou l’intervention d’un autre, comme dans la machine paranoïaque. L’autre imaginaire n’y est pas requis, même si c’est de l’Autre que finit par s’instituer – et consister – une image réelle, mécanique, empruntée aux mondes des objets réels, naturels [26] ou techniques, voire technologiques et scientifiques.

Machine autistique – faute de meilleure comparaison, et toujours à ce niveau de l’image du corps – est, à la fois, ce qui fait pièce à l’absence d’image (phallique) du miroir et ce qui réintroduit la dimension Autre où, du langage, opère une différenciation, une coupure sur le plein de la sphère (Un = Autre = Tout) du bain de langage imposé

Autre imposé au sujet autiste, et d’où celui-ci s’est d’abord absenté, et qui revient sur ce mode de coupure différenciatrice. Donc, soustraction de l’Un au profit de l’Autre.

Ce n’est pas tant pour réunifier un corps imaginaire et réel morcelé, comme dans la schizophrénie, que pour amorcer une coupure par laquelle l’Autre (du Savoir, de la Science…) finit par pouvoir se loger et interférer avec le « Un » autiste, fermé à l’Autre au départ de la vie, soit le « un sans l’autre », à l’origine du repli autistique.

Un double réel

Comme conséquence « imaginaire » – ou son équivalence – cette machine assure la présence d’un « double réel », d’un autre, étranger, mais admis, tenant ses assises au bord d’un moi, qui n’a d’autre consistance que réelle. C’est là prendre directement appui sur cet autre réel (la machine, pour Temple Grandin ; mais aussi les bovins auxquels elle délègue, par sympathie, ses réactions, ses attentes affectives, le bien-être qu’elle peut attendre de « la machine à serrer »). Ainsi, peut s’établir un « échange » avec d’autres « étrangers », à soi-même, non directement issus de la coupure du signifiant mais de cette image réelle à laquelle le sujet autiste se fie.

De ces effets, la machine met en place, alors, un double opératoire qui n’est ni humain d’altérité admise, reconnue, ni simple être matériel, de réel in-humanisé totalement (cf. Harold Searles).

Fonction imaginarisante, alors, de ce double machinique pouvant compenser le rejet de l’imaginaire du corps soutenu par le signifiant venu ou non venu – de l’Autre, du discours, de la parole. Équivalent imaginaire du rapport (a – a’) à l’autre semblable du moi (cf. le schéma « L », de « L’instance de la lettre », (1957) des Écrits de J. Lacan).

A la suite de l’exemple de Joey, de T. Grandin, la machine, l’écriture, ou d’autres systèmes, présentent l’avantage de mettre en place une « carapace » (F. Kafka). Cela pas seulement pour se protéger, comme le pensait F. Tustin, d’une perte traumatique (« cassé », « parti »…– cf. Autisme et protection) mais bien pour être ce corps : couplé à la machinerie du vivant. Faire-corps-avec, par la machine, comme seule façon d’introduire une coupure dans ce réel-tout qui « ne cesse pas de s’écrire ». Écriture d’un corps vivant, machinique pour couper court à l’écriture du réel, à la jouissance d’un « sans arrêt », d’un impossible à cesser de s’écrire. Écriture de prélèvement, ou fragmentaire, contre l’écriture sans fin, sans bord, du réel !

Fonction de

Dans ce que J.-C. Maleval a commenté, en 1998, les différents aspects de l’objet autistique [« dérégulé, régulé » ; dérégulant, régulant] (op. cit.), à propos de Joey ou de T. Grandin, nous chercherons à repérer plus particulièrement le travail d’élaboration qui conduit un sujet, très actif, à transformer le choix imposé d’un certain objet autistique en devenir de partenaire-machine.

Il n’est pas difficile de rendre compte de ce développement, en suivant, comme l’a raconté T. Grandin, les diverses transformations et multiples étapes de cette transfiguration de l’objet en véritable double réel et partenaire-machine. On notera que le hasard et les rencontres peuvent y jouer un rôle non négligeable.

On soulignera alors, le travail linguistique qui accompagne et module ces transformations ; travail par extension métonymique ou, mieux, comme nous l’avions déjà signalé : par contiguïté et « littéralisation » de certains matériaux linguistiques [27].

Ce n’est plus seulement l’image d’un corps qui est remplacée par un partenaire, même en double réel, mais bien tout un « environnement », dès lors, de monde fabriqué avec du langage qui accompagne le sujet. C’est la fonction du jeu des signes d’opérer cette construction d’un monde habituel où l’Autre revient, retrouve une place.

Ici, à nouveau, des exemples cliniques sont à convoquer. Mais le témoignage, très explicite sur ces modes de construction, de T. Grandin, à partir de ses interviews et de « Penser en image » nous fournit suffisamment de matériel pour étayer, développer ce rôle du signe et de la « pensée visuelle » s’en remettant au pictogramme [28].

On a souvent insisté sur la capacité mnémonique du sujet autiste (ou de l’idiot génial). Le film Rain Man en a fait connaître une exemplarité clinique, assez véridique. Mais, au-delà des textes de mots mémorisés, des calculs très rapides ou des jeux défiant le savoir-faire de l’électronique (cf. certains joueurs d’échecs), il importe de repérer et de travailler cette question de l’opérativité des signes couplée à des dispositifs d’écriture et de lecture visuelles.

Programme pratique : éthique

La psychanalyse, si elle rejoint les constatations que peuvent faire d’autres savoirs, d’autres disciplines (cognitivisme, comportementalisme…) et leurs méthodes (Teach), participe en cela à l’avancée de connaissances. C’est, à ce titre, sa participation à la science. Mais en cela, la référence au langage des signes, à la pensée visuelle, à l’opérativité de la lettre ou du lange concret ne peut être prise en comme une fin en soi.

La question du sujet, son évitement de l’Autre, mais aussi la souffrance d’un individu aux prises avec des stratégies qui l’isolent, le coupent des autres, l’éloigne de la communauté des discours, ne peuvent être relégués à une place seconde.

Le travail du sujet psychotique autiste sur la langue, sur le langage des signes, sur la pensée visuelle, la collecte des mots, des sons…, ne doit pas être coupé de l’effort de traiter l’Autre du langage et de la parole refusée tout un temps. Effort pour réintégrer la discontinuité.

Une conclusion logique, et pour nous éthique, s’impose. Le refus de l’Autre, du discours et de son manque à être (J. Lacan), de l’adresse et du transfert, a trouvé – parfois ! – sa solution dans un appareillage venu de la langue, de l’Autre du langage. Donc, une solution « pas sans l’Autre ».

Mais, ne pas s’y méprendre ! Cette logique du langage sans l’adresse, ou différente du transfert propre au discours (au sens de ce qui prévaut chez le névrosé), n’a rien renié de son postulat du départ : faire sans l’Autre. Aussi ne sera-t-on pas surpris, à l’heure où la médiatisation table sur le côté « verbeux », bavard – « l’Apparole » ! – de certains autistes, savants, créateurs, de les entendre dire combien il est nécessaire pour eux de maintenir la même activité, les mêmes rites nécessaires, les mêmes occupations préférentielle (écrire pour A. Nothomb ; continuer à développer « Urville » pour Gille Trehin ; développer et perfectionner la « Squeeze machine » pour T. Grandin ; ou se promener, venir visiter B. Bettelheim, avec sa caisse enregistreuse, comme le fit Joey, à une époque…).

Appareiller, s’appareiller de l’Autre des signes, ne veut pas et ne peut pas vouloir dire se conformer au monde des discours et du « semblant » et, surtout, renoncer à ce qui permet de maintenir un espace respirable au milieu des autres.

Méthodologie de l’éthique (et pas l’inverse !)

Conséquence de notre point précédent, « conclusion logique » sur le plan de la pratique clinique (comme sur le plan de la recherche que nous pourrons mettre en place et interroger) : nos instruments d’ « enquête » et d’exploration ne peuvent – parce qu’on est sur le terrain de la clinique – procéder que du « un par un », au cas par cas.

Se pose déjà la question du thérapeutique – ci, de la participation à l’autothérapie qu’est l’invention d’un objet, voire d’une machine autistique, ou d’un système-type.

Par exemple, faut-il systématiser l’usage de l’objet autistique ? Faut-il en épingler définitivement le sujet ? Que valent ces appareillages dont on peut constater qu’ils sont transitoires, de courte durée, de stabilisation passagère [29] ?

Généraliser ici, ne peut être de mise et ne ferait qu’aller à l’opposé de la logique de l’invention mise en place par tel ou tel sujet autiste, en court-circuitant tout son effort.

Là, encore, favoriser le processus, collaborer attentivement, respectueux des rythmes et particularités du sujet autiste, ne doit pas être confondu avec un vouloir thérapeutique visant cette production, cette forme de stabilisation, ou tel résultat conforme aux attentes thérapeutiques extérieures aux capacités et mobiles propres au sujet (cf. les témoignages, supra, réunis ici).

Si le sujet autiste finit par inscrire l’Autre à son actif et s’inscrire dans l’Autre, cela ne peut se faire qu’avec notre participation limitée et raisonnée quant à ce désir thérapeutique, trop partagé qui consiste à vouloir, à agir et à penser pour le bien d’un autre.

Accepter l’impossible ! Plutôt… !

Pas plus que le délire comme « tentative d’auto-guérison » (c’est-à-dire de cicatrisation du rapport à un Autre omniprésent, omnijouissant), l’invention de la machine, après la trouvaille d’un objet autistique spécifique – dont nous avons vu qu’elle pouvait être son devenir – n’assure le réglage définitif des rapports du sujet aux autres. Mais pas plus, ou autant, que la névrose !

Ou que la création artistique, dont on se figure, très souvent, qu’elle procède d’une invention qui règle, définitivement, la question de l’existence pour le créateur au vu d’une idéalisation (bien commode !) chez tel ou tel lecteur, spectateur…esthète de la « divine création » : chez l’Autre.


[1.Autisme et psychose. Machine autistique et délire machinique (Clinique différentielle des psychoses), Rennes, PUR, 2008.

[2.Cf. Berguez G., L’autisme infantile, Paris, PUF, 1983.

[3.Tustin F., Autisme et psychose de l’enfant, Paris, Seuil, 1977.

[4.Williams D., Si on me touche, je n’existe plus, J’ai lu, 1994.

[5.Bettelheim B., La forteresse vide, Paris, Gallimard, 1969.

[6.Morilla E., Mental, n° 11, Lyon, 2002.

[7.Cf. Pesnot C., DEA (et annexes), sciences humaines, Rennes 2, sept. 2003.

[8.Du changement dans l’autisme ?, actes de Journée, 27 mars 1999, « Groupe Maryse », Réseau CEREDA, Rennes, 1999. Et Témoignages et points de vue supra.

[9.Cf. colloque la découverte freudienne : l’autisme et la psychanalyse, P.U. Toulouse-le-Mirail, 1992 et « L’autisme », Bulletin du groupe Petite Enfance, n° 10, 1997.

[10.Maleval J.-C., « La machine autistique du Temple Grandin », Nouveaux symptômes. La cause freudienne, n° 38, 1998. Et supra.

[11.Asperger H., Psychopathes autistiques pendant l’enfance, Le Plessis-Robinson, Synthélabo, 1998.

[12.« Ça se discute », le 9 avril 2003, Émission de France 2.

[13.Maleval J.-C., « Les objets dont l’autiste s’appareille », inédit ; « De l’autisme de Kanner au Syndrome d’Asperger », Évolution psychiatrique, vol. 3, Paris, 1998 ; « De l’objet autistique à la machine », Pensée psychotique et création de système, Nantes (15 décembre 2001), Paris, Érès, 2003.

[14.Grandin T., Penser en image, Paris, O. Jacob, 1997.

[15.Interview sur France-Inter, « Le Fou du Roi », Stephan Berg, le 2-09-2003.

[16.Deleuze et Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972.

[17.Laurent É., « Le trait de l’autiste », Feuillet du Courtil, n° 20, 2002.

[18.Notre référence, ici, Miller J.-A., « L’orientation lacanienne ; ce qui fait insigne », séminaire inédit, Paris, 1986-1987 ; « Le monologue de l’apparole », La Cause freudienne, n° 34, Navarin/seuil, 1996.

[19.« Supplément topologique à la “Question préliminaire…” », Lettre de l’école freudienne, n° 27, Paris, 1973.

[20.Nous avons rendu compte de la spécificité des « machines délirantes » et « syndrome d’influence » dans nos publications, de la journée du 15 décembre 2001 : Pensée psychotique et création de systèmes ; la machine mise à nu, op. cit. Cf. ici même le texte de F. Hulak, « Construction du délire, construction autistique ».

[21.Laurent É., « De quelques problèmes de surface dans la psychose et dans l’autisme », Quarto, n° 2, Bruxelles, 1980.

[22.Lefort R. et R., La naissance de l’Autre, Paris, Seuil, 1980.

[23.Grandin T., Ma vie d’autiste, Paris, O. Jacob, 1994.

[24.Lefort R., « Conclusion », Structures de la psychose, Paris, Seuil, 1988, p. 591.

[25.Cf. Pensée psychotique et création de systèmes, op. cit.

[26.Searles H., L’environnement non-humain, Paris Gallimard, 1986. Et son témoignage clinique sur les « appareillages » de sujets psychotiques et/ou autistes adultes.

[27.« Autisme : pour une clinique de la contiguïté », Confluences, n° 49, revue des CMPP, mars 2001, Paris, ANCE. Ou, encore, « clinique de la connexion », selon le terme de J.-A. Miller : « Compléter la clinique de la substitution par une clinique de la connexion » (« Clinique de la connexion », La conversation d’Arcachon, Agalma/Seuil, 1997, p. 279-280).

[28.Cf. C. Pesnot, pour un travail de synthèse sur ce sujet, document de DEA, op. cit.

[29.Maleval J.-C., « De l’objet autistique à la machine », Pensée psychotique et création de système, op.cit.