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Comment R. Suskind a retrouvé son fils autiste grâce aux films de Disney

dimanche 11 octobre 2015, par Céline Ragot

Dans son article daté du 7 mars 2014 « Reaching My Autistic Son Through Disney  », paru dans le New York Times Magazine, Ron Suskind relate le chemin parcouru avec son épouse Cornelia pour retrouver Owen, leur fils autiste.

Alors qu’ils viennent d’emménager à Washington, Ron et Cornelia Suskind assistent impuissants au douloureux renfermement de leur fils d’à peine trois ans : il ne dort plus, reste inconsolable et il ne les regarde plus. Ron Suskind résume ce changement radical en deux formules concises : « ça n’a pas de sens, on ne grandit pas à l’envers » et « notre fils a disparu ».

Owen ne parle plus avec eux, mais il prononce toujours un mot, un seul, il est important. Ses proches discernent « Juice »[1]. Seule une activité d’avant l’autisme perdure après le diagnostic : avec son frère Walt, Owen regarde les films de Disney, tous les films de Disney. Walt passe d’un jeu à un autre avec ses amis ; Owen, lui, ne cesse de regarder les dessins animés en boucle, et multiplie les arrêts sur image. Son père note que lors de ces séances, son fils « semble satisfait, absorbé ». Attentifs, ses parents s’enquièrent d’avis médicaux. Aucune contre-indication : les spécialistes approuvent cette unique passion puisque Owen est détendu et apaisé.

C’est par un après-midi d’automne de 1994 que Cornelia trouve une piste pour résoudre l’énigme de la disparition d’Owen et le sortir de son isolement. Toute la famille s’est réunie pour regarder La Petite Sirène. Owen, très concentré, rembobine les dernières secondes du film et repasse une scène cruciale. Celle où la sorcière Ursula propose à la petite Sirène Ariel de la transformer en être humain pour retrouver le Prince dont elle est amoureuse. Ce sortilège a un prix : la voix d’Ariel. « Décide-toi, fais ton choix ![...] ça te coûtera...juste ta voix ! » Owen repasse quatre fois cette scène et Cornelia saisit que son fils ne dit pas « juice », tel qu’ils l’avaient entendu, mais « just your voice ». Ron lui demande si cette interprétation est juste, et pour la première fois depuis un an, il regarde son père et répète inlassablement ce qu’ils saisissent à présent, « Juicervose », ce « juste ta voix » qu’il prononce « jusavoua »[2].

À partir de ce jour, bien que les spécialistes modèrent l’enthousiasme parental, Ron et Cornelia avec une grande finesse relèvent chaque détail leur permettant de comprendre et d’apprivoiser leur fils. Ils redoublent d’ingéniosité pour entrer en contact avec lui, en acceptant de pénétrer dans son monde. Au fil du temps, ils découvrent que son univers s’organise depuis celui de Disney. Owen se construit à partir de sa passion, les dessins animés. Par exemple, Ron s’improvise marionnettiste de Iago (le perroquet d’Aladin) et emprunte sa voix, ses répliques. C’est alors avec stupeur qu’il entend son fils répondre à Iago ; « Je ne suis pas heureux. Je n’ai pas d’amis. Je n’arrive pas à comprendre ce que les gens disent ». Ron Suskind continue cet échange et apprend que Iago est devenu l’ami d’Owen parce qu’il le faisait rire. Le dialogue se poursuit entre eux et Owen rit d’échanger ainsi avec son ami Iago, un rire qu’il n’avait pas exprimé depuis des années.

Les tests sont formels, la capacité à comprendre les paroles d’autrui s’est effondrée avec l’autisme pour Owen. Mais son père émet l’hypothèse qu’Owen mémorise depuis lors la rythmicité et la musicalité de la langue, de chaque phrase, chaque mot, chaque son. Le sens des paroles lui échappe, c’est comme s’il apprenait phonétiquement une langue, sans la comprendre. Ses parents décident de le suivre et de le soutenir pour ordonner ces sons mémorisés, et user des mots dans leur contexte. La famille mène désormais une double vie : journaliste financier et mère de famille le jour, personnages de Disney la nuit.

Owen apprend à lire et à compter dans une école spécialisée. C’est sommaire, mais encourageant lorsqu’on se souvient qu’il ne disait plus qu’un seul mot à trois ans et restait inconsolable. Cependant pour l’école, les progrès ne sont pas suffisants pour poursuivre son apprentissage. Il doit changer d’école, et, bien que ses parents réussissent à le réinscrire dans l’école qui l’accueillait quelques années plus tôt, Owen est inquiet et angoissé.

Au cours de cette période, son père découvre ce que son fils met au travail : les émotions et leurs expressions corporelles. Owen n’a alors de cesse de vouloir des cahiers et des crayons pour dessiner. À partir des tracés de personnages de Disney, Owen travaille ses émotions physiquement et crayon en main. Ron le regarde : sa façon de dessiner est singulière, il commence par un bord, là où la plupart d’entre nous commencerions par l’essence du dessin, c’est-à-dire par le visage exprimant l’émotion. Une fois seul, Ron Suskind feuillette le cahier et observe. Toutes les expressions de visages sont impressionnantes quant à la fidélité de la reproduction et par ce qu’elles expriment quasi toutes : la crainte. Aux dernières pages, il s’arrête sur deux phrases écrites par son fils. Il est de nouveau surpris et découvre une piste pour résoudre l’énigme qu’est Owen en lisant : « Je Suis le Protekteur des Faire-Valoir » et « Aucun Faire-Valoir Ne Doit Être Laissé De Côté »[3]. Patiemment, Ron et Cornelia attendent le moment propice pour interroger Owen sur ces Faire-Valoir laissés pour compte. C’est encore grâce à un film, ses parents endossant les rôles de personnages secondaires pour l’interroger sur les Faire-Valoir, qu’Owen peut leur expliquer ce qu’ils redoutaient. Depuis son exclusion scolaire il se sent comme un Faire-Valoir laissé de côté. Dans sa nouvelle école, il devient alors le protecteur des laissés-pour-compte, c’est-à-dire des enfants plus en difficulté que lui-même. Les compagnons des héros dans les dessins de Disney, personnages secondaires donc, sont souvent ceux qui expriment tout l’éventail des émotions humaines et sont bien souvent sujets à une douloureuse lucidité.

À 13 ans, Owen rencontre un nouveau psychologue, Dan Griffin. Au lieu d’être réticent à la « thérapie centrée sur l’intérêt », en l’occurrence l’intérêt d’Owen pour les films de Disney, Dan Griffin se montre très vite curieux et ouvert à cette expérience. Il travaille à partir des connaissances que Cornelia possède de son fils et fonde les apprentissages sur des scenarii de dessins animés. Il s’appuie sur ce que lui dit Owen, en premier lieu, le fait que « Zazu a beaucoup à apprendre ». Zazu est le compagnon du héros Simba (Le Roi Lion), Faire-Valoir donc, et Dan Griffin invente alors un contrat dans lequel est stipulé qu’Owen Suskind se doit de pourvoir à l’éducation de Zazu. Par exemple, Zazu doit apprendre à se faire des amis, et c’est alors une séance où ils élaborent pas à pas comment se faire des amis, qu’est ce qu’un ami, etc. Dan Griffin questionne et invente à partir des dessins animés permettant à Owen de construire et d’ordonner son monde.

Après plusieurs années, Owen réussit à trouver appui sur ses faire-valoir en développant un dialogue intérieur avec eux lui permettant de résoudre ses difficultés, par exemple quand il a peur ou quand il rencontre un problème. Grâce à ce dialogue intérieur il peut réfléchir à une action et planifier un comportement, ce qui correspond aux processus cognitifs fondamentaux des fonctions exécutives, censées être déficientes chez les autistes.

Quand Owen est en passe de quitter le lycée, ses parents réunissent tous les experts qui le connaissent pour appréhender son avenir. Celui-ci ne s’improvise pas, Ron et Cornelia Suskind le savent. Les associations sur l’autisme estiment que l’accès aux soins et à l’éducation d’un enfant revient à 60 000 dollars par an. « Quand on ne sait pas ce qui fonctionne véritablement, ou ce qui peut vraiment aider, il est presque impossible de repérer ce dont on peut se dispenser ». C’est une grande difficulté pour toutes les familles d’enfants autistes, et c’est pourquoi les professionnels qui encadrent le travail d’Owen sont consultés. Ils sont invités à se pencher sur l’avenir d’Owen, mais aussi à tenter de cerner ce qui peut se transmettre en une méthodologie propre à aider d’autres enfants et d’autres familles.

À présent dans l’établissement Riverview à Cape Cod, Owen a vingt ans et a créé un Club Disney. C’est l’occasion pour une douzaine d’étudiants de se réunir autour d’un verre et de visionner les films de Disney et d’en discuter. Un jour il invite ses parents à participer à l’une des soirées en tant que conseillers parents du Club Disney. À cette occasion c’est le film Dumbo qui est projeté. Ron Suskind amorce le débat en soulignant que c’est l’élément responsable de sa mise à l’écart, ses grandes oreilles, qui finalement lui permet de prendre son envol. Chaque étudiant est alors invité à présenter son centre d’intérêt particulier. Après quoi, Ron Suskind souligne que leurs centres d’intérêt ont toujours une bonne raison d’exister et que c’est en mettant en évidence cette raison qu’on les rencontre et les retrouve. C’est à partir du centre d’intérêt qu’on peut guider leur développement et favoriser une ouverture aux autres. Dès lors, il n’est plus perçu comme un handicap, tel que les grandes oreilles de Dumbo, mais bien comme un potentiel qui leur permet de trouver leur place dans la société et rend possible de se lier à d’autres personnes.

Owen est tombé amoureux d’une jeune fille qui partage la même passion, les dessins animés de Disney, et plus précisément les dessins sur papier de la main de Walt Disney. Ce sont bien sûr les Faire-Valoir de Disney qui l’aident, avec le soutien de Dan Griffin, à décoder les interactions sociales et notamment la plus complexe des relations, la relation amoureuse. Si les Faire-Valoir lui sont d’un grand secours pour soutenir un dialogue intérieur, il ne s’y enferme pas pour autant. Se parler à soi-même en passe par ses Faire-Valoir, et cette conversation avec lui-même permet à Owen de se construire et d’aller à la rencontre des autres.

Chaque nouvelle situation est à travailler, à construire pour lui car « l’autisme n’est pas un sort qui a été rompu, c’est une manière d’être. Cela implique que le monde va demeurer inhospitalier pour lui, qui le parcourt à sa manière, c’est-à-dire en étant mal assuré […]. Cependant, il a toujours terriblement eu envie de créer un lien à l’autre, de faire pleinement l’expérience émotionnelle de la vie et, à l’aide de ses films et de la boîte à outils improvisée dont nous l’avons aidé à se doter, il est en train de trouver ses repères ».

Article résumé d’après la traduction française d’Hettie Le Pennec.

Notes :

[1] « Juice » signifiant « Jus » en français.

[2] La traductrice propose de traduire le « juicervose », écho phonétique du « just your voice » par « jusavoua » pouvant retranscrire l’écho du « juste ta voix » en français.

[3] Ce terme de « Faire-Valoir » est la traduction française de « Sidekick ». Il faut y entendre qu’Owen use de ce terme de deux façons : dans sa littéralité puisque « side » peut être traduit de l’anglais par « à côté » , « sur le côté », et dans son acception classique de l’acolyte du héros, le personnage secondaire.