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Juan Pablo Lucchelli, Autisme. Quelle place pour la psychanalyse ? Editions Michèle, 2018. Préface de Jean Claude Maleval. Postface d’Ariane Giacobino.

jeudi 4 avril 2019, par le Collectif de praticiens auprès d’autistes

Par le Dr Eduardo Mahieu

Dans le livre que nous présentons ici, Autisme. Quelle place pour la psychanalyse ?, nous trouvons de manière convaincante que Juan Pablo Lucchelli ne cherche pas à se mouler dans le « discourcourant » - selon le néologisme de Jacques Lacan - sur un sujet qui soulève aujourd’hui des vives tensions, théoriques et pratiques. Il s’agit d’un autre discours avec lequel, question de style, Lucchelli ne refuse pas la polémique, même vis-à-vis de ceux avec qui on ne l’attend pas. C’est un des mérites du livre, mais pas le seul, loin de là. Nous allons aussi trouver dans l’ouvrage des considérations tout à fait originales, susceptibles autant d’intéresser les spécialistes de la question (les historiens de la psychiatrie, la psychanalyse et l’autisme), que les cliniciens et praticiens de terrain, mais aussi des lecteurs d’autres disciplines concernés par les problèmes anthropologiques, dans la suite de la vieille querelle de l’humanisme qui a lieu en France dans les années ’60 (Sartre, Althusser, Foucault, Sève, etc.) autour de « la figure de l’homme », et dont le couple d’opposés humanisme vs. anti-humanise se trouve aujourd’hui complété en triade par le post-humanisme... Avec une prolongation de son questionnement : quelle place aujourd’hui pour l’autisme, et son humanité spécifique ?

Cela est dit dès la préface de l’ouvrage, par Jean-Claude Maleval qui résume la problématique essentielle du livre : « L’accent mis sur une convergence, certes partielle, entre une approche cognitiviste et une approche psychanalytique de l’autisme qui préside à l’ouvrage de M. Lucchelli, lui même psychiatre, psychanalyste et père d’un enfant autiste n’en reste pas moins remarquable. Cette rencontre qui repose sur une conception non déficitaire de l’autisme, nettement différente des psychoses, conduit les uns à le considérer comme une « différence », les autres comme une « structure subjective » ». Précisons pour compléter, concernant Lucchelli, qu’il est aussi médecin responsable du Centre médico-psychologique pour enfants et adolescents de La Courneuve, Hôpital Ville-Evrard, dans la Seine-Saint-Denis, car il est important de désigner de quel lieu il parle. Rentrons maintenant dans le livre.

Autisme ou psychose infantile ? DSM-5, Lacan et Klein

Après l’Introduction de rigueur, Lucchelli se livre à un Envoi intimiste qui a valeur de témoignage d’une expérience de proximité avec l’autisme qui n’est pas de savoir mais de vécu. Quelques belles pages dont la qualité littéraire ne doit pas faire oublier qu’il sait de quoi il parle. Après cela, Lucchelli affirme un axiome fondamental pour le développement du livre : il ne faut plus confondre l’autisme avec la psychose, infantile ou pas. Et ce seraient les DSM qui auraient pris cette direction les premiers, alors qu’en France le problème serait bien plus flou, selon lui, quelques atavismes aidant. Pire encore, ce serait le tant décrié DSM-5 qui produit un renversement décisif entre les « troubles envahissant du développement » qui deviennent désormais une espèce du genre « troubles du spectre autistique ». A ce sujet, il faut remarquer qu’il considère comme maintenant largement acquis que l’autisme est un « trouble » neurobiologique déterminant un rapport différent aux autres et au monde. Et ce, quelles que soient les formes cliniques qu’il prenne. L’enjeu est donc de leur faire une place aux autistes dans ce monde, chacun selon leur spécificité

Avançant dans son argumentaire, le livre aborde ensuite les notions élaborées par la psychanalyste hongroise émigrée aux Etats-Unis, Margaret Mahler, en particulier dans son ouvrage Psychose infantile (1960) considéré comme une première tentative - encore imprécise - pour séparer autisme de psychose, en particulier à travers la notion de « psychose symbiotique ». Le cas de l’enfant Jay est discuté, ce qui permet à Lucchelli de dire que la seule différence entre l’autisme décrit par Leo Kanner et la psychose symbiotique de Mahler est une apparition des « signes » plus tardive que dans les tableaux précoces typiques. Néanmoins, Lucchelli retient qu’elle affirme une origine biologique du trouble et qu’elle commence à remarquer quelque chose qui semble manquer dans l’autisme : l’attention conjointe.

Pour avancer, Lucchelli recule un peu plus dans le temps pour aborder deux séances du séminaire de Jacques Lacan de 1954, où la discussion tourne autour d’un cas clinique de Mélanie Klein, le cas Dick, publié en 1930. Les pages qu’il y consacre ne manquent pas de sel, car il commente de façon documentée et consistante une « rectification subjective » chez Jacques Lacan à la suite de sa discussion avec Marie-Cécile Gélinier, à qui il a demandé de présenter le texte de M. Klein. L’affaire tourne autour d’une interprétation de M. Klein, brutale dit Lacan dans un premier temps, sur le jeu de l’enfant avec un petit train. Il est question de technique, mais aussi de clinique, car Dick ne semble restreindre ses intérêts qu’aux trains, et tout le reste, M. Klein y compris, semblent des « meubles » autour de lui. Dans l’entre-deux séances, Lacan revoit son abord du cas, et il revient avec une nouveauté dans son séminaire, le « schéma optique », qu’il reprend d’un physicien français, Henri Bouasse, publié en 1934. L’expérience optique, dite du « bouquet renversé », lui permet de complexifier le schéma initial du « stade du miroir ». Le résultat en est l’introduction d’un autre « point de vue » qui vient s’ajouter à la perception du miroir : l’Autre, qui fonctionne comme « témoin » de l’expérience. Et Lucchelli d’y préciser : il s’agit justement de la nécessaire « attention visuelle conjointe », qui n’acquiert son statut de signe cardinal qu’en 1975, avec la publication dans la revue Nature d’un article princeps par les auteurs cognitivistes Scaife et Bruner. Avant de reprendre sa marche en avant, Lucchelli publie à l’appuie en annexe l’intégralité de l’intervention de Marie-Cécile Gélinier, qui manque dans la version publiée au Seuil en 1978 du séminaire de Lacan Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique psychanalytique.

La Raison cognitive : attention conjointe et intérêts restreints

Arrivés ici, et concernant la clinique de l’autisme, deux notions se dégagent : l’attention conjointe et les intérêts restreints. La suite du livre de Lucchelli va tourner autour d’une dialectique entre définir cliniquement l’autisme par ce qu’il n’est pas, ou bien le faire par ce qu’il est en propre. Lucchelli présente les avancées apportées par la « théorie de l’esprit » dans son application à la compréhension de l’autisme, avec une attention particulière aux développements introduits par les cognitivistes britanniques Simon Baron-Cohen et Uta Frith. Leurs hypothèses et les résultats de leurs expériences les conduisent à postuler un déficit de théorie de l’esprit chez les autistes. Le signe cardinal en est un déficit d’attention conjointe comme résultat d’une absence d’identification à l’état mental des autres. En tant que détecteur d’intentionnalité, le détecteur de la direction de regard prend une place d’importance dans leurs études. Mais, Lucchelli convient que la théorie de l’esprit ressemble plus à une théorie anthropologique des « non-autistes », qu’à une caractérisation clinique en propre de l’autisme. Le social, omniprésent dans la théorie de l’esprit, rappelle ironiquement la VIe thèse de Marx sur Feuerbach : « L’essence de l’homme n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité elle est l’ensemble des rapports sociaux ». Dans son livre, Lucchelli cite plutôt celle très proche d’Alexandre Kojève, extraite de son séminaire sur Hegel. La direction prise par la raison cognitiviste résulte dans le fait que, l’autisme se trouvant ainsi en quelque sorte exclu de la théorie de l’esprit, la tendance thérapeutique pousse ses partisans à vouloir pallier ce déficit par un apprentissage, soit comportemental, soit éducatif. Et Lucchelli se demande : comment en effet combler ce qui est irrémédiablement déficitaire dans l’autisme ?

Pour lui, c’est l’ouvrage L’intervention précoce pour enfant autistes (2016) du psychiatre franco-canadien Laurent Mottron, qui produit un renversement majeur de perspective. Car, si au contraire de mettre l’accent sur le déficit (l’attention conjointe), on le déplace sur ce qu’il a (ou ce qu’il est) en propre (les intérêts restreints), l’autisme sort d’une certaine exclusion. Il devient, soit une « différence », soit une « structure », mais point une maladie. Et c’est le point de convergence essentiel avec l’abord psychanalytique qui oriente Lucchelli, à quelques nuances près. Prendre les autistes pour ce qu’ils sont, incite, d’après Mottron, plutôt à adapter la planète à l’autisme. Vaste projet, qui retrouve tout de même une limite : distinguer une forme clinique « prototypique » (qui correspond à l’autisme de Kanner) d’une autre « syndromique ». Question qui devient pour Mottron « la première tâche qui incombe au clinicien à l’heure du diagnostic, et la première notion qui oriente les décisions d’intervention ». Alors, essentiellement pour l’autisme prototypique, Lucchelli note que Mottron indique certaines directions de pratique : les projets éducatifs des enfants autistes doivent être les mêmes que ceux des enfants typiques ; détecter l’intelligence de l’enfant et ses préférences ; mettre l’accent sur les intérêts restreints ; montrer avant de dire ; laisser l’enfant seul avec ses centres d’intérêts ; prendre une place de « tutelle latérale » ; favoriser une socialisation de type autistique ; distinguer les comportements atypiques des manifestations envahissantes.

Alors, convergences ou divergences avec la psychanalyse ?

Lucchelli aborde alors les convergences entre deux modalités de prise en charge, celle qu’on vient de décrire, et celle, psychanalytique, orientée principalement par Jean-Claude Maleval, qui prend point de départ dans l’ouvrage de ce dernier L’autiste et la voix (2008). Mais aussi, il note les points de divergence, qui ne sont pas sans importance. D’abord, la manière d’aborder l’angoisse : pour Mottron, c’est la privation d’information qui engendre l’angoisse et non l’inverse, alors que pour Maleval les moyens qui doivent être mis en œuvre pour contrer l’angoisse sont d’un autre ordre que l’amélioration du cognitif. Enfin, Maleval considère que l’autiste a un inconscient, manifesté notamment par l’existence d’un corps libidinal et d’un « bord » pulsionnel, alors que Mottron conçoit l’autisme comme une cognition différente, une intelligence singulière, en prenant moins en compte le monde affectif de l’autiste.

Après avoir remarqué un propos étonnant de Maleval - « Aucune cure psychanalytique n’y est appliquée »-, Lucchelli résume en quelques points la spécificité de cet abord : l’étayage sur « un double » (la mère, un éducateur, un frère, un animal, etc.), qui rassure l’enfant ; éviter d’être intrusif ; s’intéresser aux sujets qui intéressent spontanément l’enfant ; respecter l’ambiance posée par l’autiste ; adopter une posture « en parallèle » avec reprise allusive des comportements ; parler « à la cantonade » ; appliquer un « doux forçage » en tant qu’initiative venant de l’autre afin de « sortir » l’enfant de son espace subjectif intime ; garder une certaine immuabilité ; tenir compte du rôle de la mère ; se position contre l’intervention psychanalytique, si l’on entend par psychanalyse « l’interprétation et l’association libre » ;et enfin, avoir une pratique à plusieurs.

Lucchelli conclut son livre avec ses propres considérations, qui traversent autant le dialogue de Platon Ménon, que la culpabilité des parents, mais aussi bien l’idée que rien n’est préétabli et que la seule stratégie est celle d’être ouvert à ce qui fonctionne, laissant l’autiste, enfant ou jeune, « rencontrer » son propre monde. Il dit qu’une question traverse son ouvrage dès le début : la pratique psychanalytique a-t-elle un rôle à jouer dans l’approche de l’autisme ? Nous laissons à chaque lecteur le choix de décider s’il y a répondu.

Dr Eduardo Mahieu