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Tourner… Tourner…

mercredi 28 mai 2014, par Jacqueline Léger

Pour la petite Solveig, à l’aurore de sa vie.

"Seul un vol de silence
Une marche sans fin
Un jour perpétuel
Sans cri ni lendemain
Et le cheval viendra
Brouter dans notre main
Le sel de la douleur
Qui fut notre levain"

Georges Haldas

Désabusée, Nadia feuilletait le magazine ‘Première’ de sa jeune sœur Célia. Une annonce aimanta ses yeux : Cherche adolescente blonde - région Saumur. Elle ne faisait pas son âge, elle allait tenter sa chance. Une adolescente aurait l’ingénuité, elle, elle avait l’expérience. N’était-elle pas comédienne ?

C’était comme un réveil après un long sommeil. La lisière d’une constance végétale, d’une plage blanche sans fin. Elle n’avait pas joué depuis si longtemps. Depuis la naissance de Gaël ? Avant même ?

La seule ouverture de Nadia sur le monde était Célia qui, elle, ne voyait que les garçons. À peine disait-elle bonjour le matin. La famille, à cet âge, on ne la regarde plus. Sa jeunesse charmait et Nadia veillait. Ainsi, elle les connaissait tous, ceux de sa bande, filles et garçons. Elle les observait, elle savait comment ils parlaient, ce qui les intéressait. Elle s’imaginait en adolescente. Elle s’inventerait un nom, un nouveau nom. Elle ne voulait plus être celle du passé.

Mais il y avait son gamin. Il risquait fort d’être compromettant. L’entrevoir suffisait pour se rendre compte à quel point il tenait d’elle. À croire qu’elle l’avait conçu seule. Exclusivement ! Certes, elle ne savait pas qui en était le père. Ne pourrait-elle pas faire croire qu’il était son petit frère ? Il restait toujours à deux pas d’elle et faisait tournoyer ses toupies. Inlassablement... Relançant celle qui vacillait. Il était un soleil régissant la course des planètes. Une ancienne toupie musicale avait été la toute première. Puis il en avait déniché une petite en bois tourné. Il y en eut d’autres et d’autres encore. Ensuite il s’était mis à faire tourner des balles et, qui plus est, une boule de fort avec sa face incurvée et son autre face bombée de son poids, plombée de son fort. Puis toutes sortes d’objets, même ceux pour lesquels on eût pu croire que c’était impossible. Parfois, il tourbillonnait sur lui-même comme un derviche tourneur, comme Thelonius Monk, planeur dansant et virevoltant sur lui-même - ceux qui l’ont vu dans le film ‘Straight, No Chaser’ ont été saisis par cette étrangeté -. Gaël ne s’éloignait d’elle que pour cheminer le long de la Loire. Le fleuve ne l’attirait pas, c’était comme s’il ne le voyait pas, comme s’il n’y avait rien à voir autour de lui. Il allait droit devant, remontant le fleuve. En cherchait-il la source ?

Et Nadia devenait panique. Toute. L’avait-elle oublié un instant pour qu’il parte comme cela ? Elle arpentait le fleuve, fouillait du regard les trous d’eau. Pourquoi la ramenait-il à ce dont sa mère avait tant souffert ? La noyade de son petit dans les eaux du moulin. Elle ne le retrouvait qu’au petit matin, endormi, lové dans les daturas sauvages ou bien auprès du courant dans les aristoloches. Loin, si loin de leur maison. Sinon, il passait son temps à la surveiller, à l’épier. Sans en avoir l’air mais elle en était sûre. Il ne l’avait jamais quittée. Plus juste, elle ne l’avait jamais quitté.

Elle allait répondre à cette annonce. Elle le mettrait à l’école. Il était temps, à plus de cinq ans. D’ailleurs à la rentrée, sa torpeur détachée d’elle, elle l’y avait inscrit. Parfois, ils en avaient fait le chemin mais il se mettait dans de tels états qu’ils avaient dû revenir. Ils en étaient tourneboulés l’un et l’autre. Elle le gardait auprès d’elle, sage. Comme si le temps ne passait pas. N’était-il pas encore son bébé ? Son tout petit bébé ? Était-ce leur manière d’être maîtres du temps ?

Répondre à l’annonce. Envoyer des photos, les dernières, les meilleures. Celles de David, ce jeune photographe qui, d’une douce lumière, l’avait irisée d’or. Il l’avait habillée de robes évaporées qui lui avaient donné un air de toute jeune vierge. Elles étaient belles, ces photos, elle les avait gardées au fond d’un tiroir. Elle s’efforçait de les oublier comme on essaie d’oublier quelqu’un qu’on a trop aimé qui n’est plus là. Ces photos, c’était comme une confidence. Elle se sentait pure quand elle les regardait. Et il était le seul, ce jeune homme, à s’être approché de l’enfant sans que celui-ci ne se dérobe, à en avoir trouvé le regard sans que celui-là ne glisse. L’avait-il apprivoisé ? Avait-il saisi son secret ? Elle s’était apaisée, avait eu une lueur d’espoir pour l’enfant, pour elle-même.

Quand il avait vu Gaël au milieu de ses toupies, David avait commenté : Comme toi, Nadia, à sa façon, il fait du théâtre. Theaô : je contemple religieusement - Astra : les astres. Et toi, tu y reviendras, tu verras.

°°°

À l’heure où les mères et leurs bambins sortent, la jeune femme allait faire et refaire le chemin vers l’école, pour qu’un jour l’enfant accepte d’y rester.

Ce premier matin, à sa grande surprise, dès son approche, Gaël se leva. Il mouilla ses tartines, avala son bol. D’une seule traite. Interrogateur, le regard de Célia avait coulé sur lui sans commentaire. Répondant à un appel venu de la rue, elle s’était emparée de son informe sac et avait détalé vers sa tribu. Ce cri pointu, c’est certainement ce jeune garçon à la voix qui mue, se dit Nadia.

L’enfant suivit sa mère, il trottinait à deux pas d’elle. Elle s’étonna que ce soit si facile. Ils étaient comme toutes ces mères et leurs enfants. Pour la première fois, elle se voyait comme étant sa mère. Elle regarda Gaël. Son visage ne disait rien. Ils tournèrent à l’angle de l’école. Et il fila comme une flèche, rebroussant chemin. Elle resta clouée. Elle inventoria tous les mots doux qu’elle ne lui disait jamais. Elle voulut l’appeler : Gaël-gazelle. Elle ne put.

Le lendemain, juste avant le coin de la rue Nadia revint sur ses pas. L’enfant la talonnait. Cette fois, elle eut l’impression qu’il était triste. Voulait-il de l’école malgré tout ? Comment savoir ?

Nadia avait obtenu le casting, elle irait se présenter. Le petit-déjeuner silencieux de ces trois là devint une habitude, un nouveau rituel.

Le matin prévu, mère et fils franchirent le portail de l’école. Gaël se mit à hurler. Enfin, vous me l’amenez, dit l’institutrice qui les avait reconnus. Elle s’empara de l’enfant pour le porter dans sa classe. Il se débattait, criait, tapait contre la porte, tentait de rejoindre sa mère. Nadia tourna les talons, elle eut envie de se boucher les oreilles. Elle vit le directeur de l’école arriver à grands pas. Tu n’es pas obligé de venir à l’école, dit-il à l’enfant, retourne chez toi, tu reviendras quand tu seras calmé. L’enfant eut un spasme, ses pleurs affleuraient. Il échappa à l’institutrice et se réfugia derrière sa mère.

Il s’est adressé à Gaël, se dit-elle. Jamais personne ne lui parlait. Même pas elle. Ensemble, ils n’avaient pas de mot. Et, le plus souvent, Célia l’ignorait.

L’enfant restait pensif à côté d’elle. Sérieux. Il n’avait pas son air étrange et absorbé. Son visage avait une expression intense, comme un vieux sage. Il marchait à côté d’elle, non pas en arrière comme à l’habitude.

Nadia allait rater le rendez-vous, elle se mit à marmonner. Enfin, elle sortit : Tu ne pourrais pas me lâcher un peu ? Il détala. Elle avait longtemps cru qu’il n’entendait pas et avait renoncé à lui parler. Elle voyait bien qu’il était complètement retourné. Elle décida de ne pas s’inquiéter. Allait-il suivre la Loire ? Devrait-elle renoncer à son projet ? S’il n’était pas à la maison, elle irait se présenter.

Elle le trouva assis au milieu de ses toupies immobiles. Silence du temps. Il avait un air songeur et attentif tout à la fois. Tant pis, elle irait... Elle se revit au Lycée. Un jour à l’atelier-théâtre où elle allait pour forcer sa timidité, le professeur de français avait demandé l’expression d’émotions précises. Elle les avait ramassées au fond d’elle, avec toute sa sincérité. Elle avait vu la lueur d’intérêt dans les yeux des copines et des copains. C’est bien, avait dit le prof. Pour elle, c’était mieux que bien. Alors, je peux tout jouer... s’était-elle dit. Cet instant avait décidé de son ambition.

L’enfant tendait l’oreille, elle se demandait à quoi. Lui, il entendait la vespa de Célia bien avant qu’elle ne soit au village. Alors, il faisait Vroum... Elle cru deviner au loin les cris des enfants en récréation. À midi, il se leva pour aller à la fenêtre. Décidément, le monotone retour du même était rompu, les habitudes cédaient. Des mères passaient, traînant vivement leurs enfants. Nadia prépara le repas de Gaël : une purée, du jambon écrasé, il ne mordait aucun aliment.

Au moment où les mères ressortirent, poussant leurs gosses, la main de l’enfant vint se glisser dans la sienne. Non pas pour lui faire faire quelque chose, cette fois, mais tendu vers la rue, vers l’école. Elle l’accompagna. La dame était au portail, prête à le refermer, tous les enfants étaient rentrés. Tiens, tu reviens ! dit-elle tout simplement. Nadia s’esquiva, sentit un déchirement dans ses entrailles mais elle ne se retourna pas.

Nadia parvint, essoufflée, sur les lieux du casting.

– J’ai rendez-vous, dit-elle.

– Votre nom ?

– Alba de Lauri...

– Mais c’était ce matin !

– Je sais, mais je...

– Il est trop tard mademoiselle, l’affiche est faite.

L’affiche... se dit-elle. Ce n’était pas possible, c’était comme si le film était terminé. Elle n’aurait jamais dû accepter cet entretien. Un flot de tristesse coula sur elle. Elle allait se défaire, elle ne voulait pas. Elle ne savait plus que faire d’elle-même, elle se posa là, terne...

Il arriva, lui, Octave Dornoit. Il la contempla, pris à son tour dans un songe. Elle le reconnut et eut un soulagement. Je n’aurai pas à tromper, pensa-t-elle. Elle en était persuadée, il la prendrait pour ce tournage. Lors du court métrage qu’ils avaient fait ensemble, ils avaient eu une telle complicité. Pour elle, il était comme un père.

Dornoit se reprit et lui dit : Je croyais que vous aviez disparu. Le directeur de casting m’a montré vos photos et je vous ai reconnue. Ne vous inquiétez pas, je n’ai rien révélé. C’est elle que je cherche, me suis-je dit, l’adolescente diaphane aux yeux d’amande. C’est vous ! Un seigneur du Hoggar s’éprend d’elle, de vous.

Elle balbutia : Mais l’affiche...

– Quelle affiche ? demanda-t-il. Alba, ce n’était pas votre nom, n’est-ce pas ? C’est si loin... C’est miraculeux que le temps vous ait préservée à ce point. Je vais vous confier : ce matin, je n’attendais que vous. Ne vous voyant pas, nous avions cru trouver ma blanche Lucile. Mais c’est vous, je vous veux.

Je tiens à reconstituer la vie de ce couple, la petite adolescente et le seigneur voilé aux portes du désert. Au début du siècle, le père de la jeune fille fut subjugué par le village de Maknassy en Tunisie du Sud. Il se passionna pour les purs-sangs, ces chevaux orientaux, ces coursiers du désert. Le docteur Lovy, originaire de Saumur, fit venir femme et enfants. Lorsqu’ils arrivèrent, c’était le jour anniversaire de la naissance du jeune Hiram. Il y avait fête, des joutes et des tournois. Le jeune homme, descendant de Mehmed II, dit Fatih ‘le conquérant’, maîtrisait l’art équestre et supplantait tous les hommes de sa jeune force et de sa beauté. Il dansait à côté et sur son cheval. Aussi bien, son cheval dansait. Il remarqua la lumineuse jeune fille, fut fasciné par les ors de ses cheveux. Ses yeux étaient ‘des colombes languissantes’, comme l’étaient ceux de la Reine de Saba. Lucile était colombe, pure colombe blanche. Je veux tourner l’histoire tragique de ces deux-là.

Curieusement, en Nadia, des images se précipitèrent. Celles de l’Oasis, ce foyer de Rennes auprès du jardin du Thabor où, adolescente, on l’avait enfermée. Elle en fugua, pour une longue errance... Se cherchant, s’élançant d’homme en homme, pour un regard, un miroir.

Tourner ici... se dit-elle. Bien sûr, Saumur... ses chevaux... Mais sans doute il allait falloir partir, elle ne pourrait. Gaël la retenait, la retiendrait.

C’est votre silence qui me plaît, lui dit-il, la jeune fille était muette. C’est votre fierté ; elle avait un port de reine. C’est votre mystère et votre transparence, l’un avec l’autre. Votre photographe a su les saisir. Ses photos font penser aux fillettes de Lewis Carroll, ou aux jeunes filles de David Hamilton, à la petite puis grande Elsa saisie par sa tante Ève Morcrette que vous avez peut-être vue à la FNAC.

Muette ! se dit Nadia. Comme Gaël ! Dornoit faisait comme si elle avait accepté mais elle n’avait rien répondu. Bien sûr, elle aussi avait eu cette certitude quelques instants plus tôt. David... songea-t-elle, pourquoi ne l’ai-je jamais rappelé ?

Saumur, prononça-t-elle enfin. Et lui s’exclama : Bien sûr, Saumur ! La famille Lovy en venait. Je veux faire ici les premiers essais avant de prendre le risque de vous emmener tous là-bas. Plus que les paysages, quoiqu’ils serviront le mystère, je veux voir si l’alchimie opère entre mes acteurs. Surtout entre vous et ce jeune sauvage à la peau bistre déniché par le directeur de casting. Il y a parfois de l’orient en ces bords de Loire, une même paresse des lointains, le ciel pur. Avez-vous vu le couchant à fleur de grève ? Quelques toiles de tentes sur les bancs de sable, une lumière ocre sur les troglodytes... Vous savez, là bas, à l’intérieur ils sont chaulés de blanc. Et il y a le jardin du Liban à l’abbaye de Fontevrault, même les cuisines romanes pourront faire illusion. Connaissez-vous à Angers cette salle vermeille et dorée en haut du Palais du Tau et les salles de bain en mosaïque de la Maison Bleu ? Mon film sera brun et blanc, de pourpre et d’or.

Silencieuse, elle demeurait. Octave Dornoit ne la bousculait pas. Savez-vous monter à cheval ? s’inquiéta-t-il, suspendu à ses lèvres, comme si tout son film en dépendait. À cheval... Oui ! répondit-elle dans un souffle, depuis mon enfance... Elle était née sur le dos d’un cheval. C’est ici le berceau de la famille de mon père, c’est pour cela que j’y suis revenue quand... Elle s’arrêta net, elle n’allait pas lui raconter sa vie. C’était trop de peine, trop de souffrance, trop de solitude.

Elle se leva tout à coup. Gaël ! Elle devait aller le chercher à la sortie de l’école. Elle se précipita au dehors. À bientôt ! lui cria Dornoit, déconcerté par ce départ impromptu, Le tournage commence lundi.

Elle arriva à l’école, quasi vide. Ouf ! elle n’aurait pas à affronter les regards interrogateurs des mères. Mais Gaël ? Gaël était là, une bille dans la main et la regardait. Un instant il se demanda si c’était elle. Il fouilla ses yeux. Au fond, il y avait un miroir scintillant. Comme il me regarde ! songea-t-elle. Il était pâle, avait l’air fatigué mais résolu. Et Nadia autant. Elle était portée en avant par ce film et l’histoire qu’elle pressentait si mystérieuse du jeune couple. Pourvu que demain, que lundi, il accepte de revenir. Depuis sa classe, l’institutrice lui fit un petit signe de la main.

Ils rentrèrent. Cette fois l’enfant marchait devant elle comme pour lui montrer le chemin. En passant devant le bazar, il tira Nadia. Il insista pour entrer, se mit en contemplation devant un cartable rouge. Elle comprit : L’école, c’était gagné. Nadia ajouta des crayons, des couleurs, des cahiers. Subrepticement, il fourra un livre dans le cartable. Elle avait eu le temps de reconnaître ‘Les nouveaux contes de fées’ de la Comtesse de Ségur. Curieux, c’était le livre de son enfance à elle... Ah ! Blondine...

À la maison, il ramassa ses toupies, ses objets et fila dans sa chambre, elle ne le revit qu’au souper.

Le lendemain, la jeune institutrice l’accueillit. Gaël sait lire, lui dit-elle. Vous lui appreniez donc ? Il feuilletait les catalogues. Elle ne l’avait jamais vu tourner les pages d’un livre. À la maison, il n’y en avait pas pour lui. Si ! Un ! Depuis la veille... Sans doute à force de scruter les étiquettes de tous les objets, de tout ce qu’elle apportait sur la table, avait-il fini par déchiffrer. Une question lui échappa : Il comprend ce qu’il lit ?

Lundi... Dornoit avait dit : lundi. Serait-elle à la hauteur ? Elle prit la décision de ne plus douter. Lundi serait un nouveau jour. Mais le mercredi, que ferait-elle de Gaël ? Elle l’emmènerait... Il passait inaperçu si souvent, personne ne le remarquerait dans l’agitation du tournage.

Ce fameux lundi, elle le conduisit à l’école, esquiva l’institutrice, les mères, et fila vers le haras. Pour s’assurer de sa venue, Octave Dornoit lui avait envoyé un mot. Enfin, Alba ! fit-il, comme soulagé d’une inquiétude. Vous vous êtes sauvée si vite. Je veux vous présenter mon jeune prince oriental.

Le jeune homme explosait de beauté, de vivacité, de jeunesse. Un soleil ! Solennellement, il la prit par la main, lui souffla à l’oreille : Mehmed II, j’y crois pas ! et il pouffa. Ouajdi, pour vous servir ! Elle éclata de rire. Tout le poids du silence, de la nostalgie, des années, s’envolait. Dornoit fut rassuré, il avait senti Alba si lointaine. Ouajdi lui ramenait celle dont il se souvenait, ardente à vivre. En voilà deux qui allaient s’entendre.

Juste un petit appareil photo dans les mains, David était là, son regard tendre posé sur elle. Elle tendit sa joue. C’est grâce à toi, lui dit-elle. Mais non, c’est toi sur les épreuves. Je suis heureux d’être là. Sa chaleureuse présence l’apaisait. Un noyau dur et sombre fondait au creux d’elle-même.

°°°

L’équipe déjeuna à une grande table installée auprès de la roulotte. Oui, une ‘roulotte’ comme celle de l’enfance de Nadia. De celles qui parcouraient le chemin vert au bord du Thouet. Nadia pensa à Gaël. Célia avait promis de s’en occuper. Pourvu qu’elle ait la patience, qu’elle ne bouscule pas ses rituels. Elle découvrit que l’enfant ne l’habitait plus comme auparavant.

À propos, demanda Dornoit comme s’il lisait dans ses pensées, Alba, vous aviez une jeune sœur, ne pourrait-elle pas l’être dans la famille Lovy ? Certainement Célia en serait ravie, elle pourrait fanfaronner devant ses copains.

Octave Dornoit ne tarissait plus sur la légende de Lucile et Hiram. Le jeune homme proposa ses services à la famille pour l’approcher, elle. Afin de lui parler, il apprit le français avec les plus jeunes. Elle mimait, inventait des gestes avec lui, comme avec tous.

Longtemps les familles s’opposeront à leur union. L’intensité de l’amour des jeunes gens convaincra leurs parents. Ils se marieront.

En faisant l’amour avec elle, le jeune prince révéla la voix de sa jeune épousée. Une voix de cristal pur. Elle l’enchanta. Au matin, il lui dit : Je t’ai entendue cette nuit. Elle le regarda de ses grands yeux, étonnée, comme s’il lui parlait d’une autre. Elle ne parlait pas, mais il émanait d’elle une petite musique qu’il entendait encore, qu’il entendrait toujours. Nadia se laissait emporter par le charme de cette histoire des Milles et Une Nuits. Ce conte lui plaisait, elle n’aurait pas à forcer sa réserve.

Dornoit relança : Une nuit d’orage, ils auront un enfant. La jeune mère mourra. Hiram se retirera au désert avec l’enfant et ses chevaux. Son oud vibrera de son chant d’amour pour elle, Lucile : sa lumière, sa musique, son éternité.

Le mercredi, Gaël bougonna, comme si pour lui dorénavant il n’y avait que l’école. Il était difficile de lui expliquer : ils n’étaient jamais allés au cinéma, ils n’avaient pas la télévision. Parfois, néanmoins, elle avait rusé pour l’emmener voir de jeunes troupes de théâtre. Elle parlait des comédiens, du cinéma. Elle évoqua les acteurs, la caméra, le tournage. Ce mot le fit imperceptiblement réagir. Il y aura Célia. Il y aura David. Il se souvenait David ? Et des chevaux, comme ceux de l’enfance de maman. Il aimerait les chevaux...

Dès leur arrivée sur les bords de Loire, Célia se mit à tourner autour de Ouajdi. Satellite obstiné. Quant à Gaël, il s’approcha insensiblement d’Ettouffaha ; la magnifique jument, pur-sang arabe, destinée à Hiram-Ouajdi. Toute de cuivre et d’ambre. L’enfant se tendit sur la pointe des pieds, lui parla à l’oreille. Comment sait-il ? pensa Nadia. La jument s’ébroua, se pencha vers l’enfant, familière. Gaël recula d’un pas et sourit. Se révéla un petit garçon comme les autres. Toutefois, suivant son impérieux penchant, il s’éloigna le long du fleuve.

Dornoit s’étonna de l’enfant. Alba, vous ne m’aviez pas dit. Il vous ressemble tant. Il sera leur enfant, enfant de l’amour et de l’orage. Voulez-vous ?

Il donna quelques consignes de jeu aux uns, aux autres. Silence ! cria-t-il. Le temps fut suspendu. Moteur ! La jument se cabra. L’œil en fureur, piaffant, hennissant, ivre de liberté. Elle échappa à la vigueur éprouvée du jeune Ouajdi. À bride abattue, ventre à terre, elle dévorait l’étendue de sable. Une bourrasque ! La stupéfaction les saisit tous. C’est pour Gaël, réalisa Nadia. Au loin, l’enfant se retourna et, gravement, vint à la rencontre de la fière cavale. Celle-ci modéra son pas, fit une caracole autour de l’enfant puis s’arrêta. Riant, il caressa son front.

On eût dit que la jument souriait à l’enfant.

À Angers, juillet 1999, Jacqueline Léger

Postface

Le cinéma Les 400 coups à Angers proposait un concours de nouvelles sur le thème du cinéma. Et j’ai aussitôt eu envie d’écrire. J’aime aller au cinéma. Je suis plutôt bonne spectatrice mais écrire sur des aspects techniques du cinéma, ce n’était pas mon affaire. Et depuis ma décision d’écrire sur l’autisme, mon intérêt principal, mon affinité, ma vocation, c’était cela même : l’autisme. Alors j’ai détourné le prétexte pour écrire sur ce qui m’intéressait.

L’allusion aux Nouveaux Contes de Fée de la Comtesse de Ségur est puisé de mon expérience. Ce livre a déclenché pour moi, la lecture elle-même, le goût et même la passion de lire. Ourson [1], le héros du dernier conte, est selon moi, le premier autiste à s’en sortir parce qu’il en sort, lui... Et puis les contes ou les dessins animés de Disney [2] nous mettent en lien avec le monde émotionnel tout en le tenant à distance.

Je n’ai pas le souvenir d’avoir fait tourner des objets petite mais je me souviens d’une grosse toupie et j’ai évoqué dans mon livre le « tourbillon sans fin » du début de la vie. Par contre, récemment, alors que j’allais mal, j’ai fait tourner un objet pour lequel « on eût pu croire que c’était impossible » comme j’écrivais au moment de cette nouvelle.

De Gaël, j’imaginais ceci : « Il restait toujours à deux pas d’elle et faisait tournoyer ses toupies. Inlassablement... Relançant celle qui vacillait. Il était un soleil régissant la course des planètes. » ou cela : « il fait du théâtre. Theaô : je contemple religieusement – Astra : les astres. » Et aujourd’hui, après la lecture de Kristine Barnett [3], je me dis que mon intuition était juste. Voici ce qu’elle en écrit (p 132) :

« Par exemple, l’un des jeux préférés de Jake avait toujours été de faire tourner les gens...

Nous avions toujours attribué ce comportement à son autisme – un comportement répétitif et incompréhensible qui lui procurait du plaisir – jusqu’à un après-midi où, à quatre ans, il se mit à communiquer davantage avec nous. Je ne me sentais pas très bien et je ralentissais à chaque nouveau tour. Jake revenait sans cesse à moi pour me rappeler à l’ordre au point que je n’en puisse plus et lui dise :

– Je veux bien tourner, mon cœur, mais je dois aller plus doucement.

– Tu ne peux pas tourner lentement, maman, répondit-il d’un ton exaspéré. Ceux qui sont le plus près du Soleil vont plus vite.

Nous étions des planètes. Une recherche sur Google m’aida à comprendre que Jake se servait des enfants de la garderie pour représenter les planètes, dont la rotation varie selon leur position par rapport au Soleil. Jake n’avait pas appris cela dans un livre, mais par intuition. D’une certaine manière, quand il était enfermé dans son autisme, il avait découvert les lois de Kepler sur les mouvements des planètes. »

Ainsi le Gaël de la nouvelle, s’il était turc, deviendrait derviche tourneur, ou bien encore pêcheur sur Loire ou guide de randonnées, lad, jockey ou astronome, astrologue ou...

Le 25 avril 2014


[1Ce conte présente des points communs avec La belle et la Bête, Peau d’Âne et Hans-Mon-Hérisson.

[2Dessins animés que regarde Owen Suskind (in Life, animated écrit par son père et qui devrait paraître en France prochainement). Ou lire l’article de Myriam Perrin : « Affinity therapy », Autisme : un nouveau souffle aux USA ? In Lacan Quotidien N° 391.

[3Kristine Barnett, L’étincelle, La victoire d’une mère contre l’autisme, trad. Séverine Quelet, Fleuve Noir, 2013.