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Un moment de théâtre avec quelques jeunes
Nemo ou les yeux infinis
lundi 9 septembre 2024, par
par Deborah Allio, Lena Paugam, Renaud Tefnin.
Lena Paugam, est comédienne, autrice, metteuse en scène. Sa prochaine création se nomme OVNI RÊVEUR, LE CORPS ÉPARPILLÉ. Dans le cadre de ce projet, elle a proposé à Thierry Thieû Niang, chorégraphe et danseur, et à la poétesse autiste sans paroles, Babouillec de se retrouver sur un plateau pour inventer ensemble un moment de théâtre. Y collaborent aussi cinq autres artistes (lumière, son, costumes, scénographie.) Elle a eu la chance de rencontrer Renaud Tefnin dans le cadre de son activité d’aidant auprès de Babouillec. Quand elle a appris qu’il était également comédien, elle lui a proposé de collaborer avec elle à Lorient sur le projet NEMO, OU LES YEUX INFINIS. Ils adaptent ensemble, tout en délicatesse, l’univers burlesque de la bande dessinée Little Némo de Winsor Mc Cay avec huit jeunes d’un Institut médico-éducatif (IME) de la région lorientaise. Le lien de confiance tissé avec eux au fil des répétitions auxquelles j’ai eu la joie d’assister facilite leur ouverture au monde et leur inscription dans l’échange.
Deborah Allio – Votre manœuvre pour introduire une nouvelle proposition de jeu relève parfois d’un « doux forçage [1]. » Délicate, elle s’effectue toujours dans le respect de leurs limites et de leurs empêchements. Vous prenez en compte leurs mécanismes de défense contre l’angoisse (le repli, la logorrhée, l’appui sur les partenaires attentifs que sont l’éducateur et l’institutrice, etc.) et leur tendance à s’isoler pour se protéger des changements imprévisibles insupportables. Aussi, votre approche est sans programme préétabli ni a priori mais pas sans principes. En effet, vous restez attentifs à leurs particularités, à leurs singularités et à leurs différences. Pourriez-vous développer ce point qui fait boussole puisqu’il oriente me semble-t-il votre travail artistique ?
Lena Paugam – J’ai eu l’occasion au cours de mon parcours artistique de faire la connaissance d’un chorégraphe en compagnie duquel j’ai réalisé plusieurs spectacles. Il s’appelle Thierry Thieû Niang. À de nombreuses reprises, j’ai pu l’observer travailler à l’écriture de chorégraphies avec et pour des groupes de personnes non professionnelles. Sa pratique nourrit mon travail depuis de nombreuses années.
Écouter, observer, accueillir, faire avec ce que sont les participant.e.s, prendre son temps, apprendre à connaître les interprètes à travers des exercices de plateau pour leur en proposer de suivants en fonction de leurs facilités comme de leurs difficultés, travailler à partir de la situation de chacun.e pour que les objectifs de toustes soient atteignables ; voilà quelques principes qui me permettent d’initier ce type de création. Je me prépare beaucoup avant de rencontrer un groupe de personnes, mais je fais en sorte de ne pas trop fixer les choses a priori. Il est vrai que mon plan d’action n’est, au début des répétitions, pas très précis, ni prédéterminé. L’adaptation fait partie intégrante de mon processus de création. Cela ne veut pas dire que je n’ai pas d’outils en réserve, mais je ne sais pas à l’avance lesquels vont m’être utiles et ni dans quel ordre.
J’ai proposé à Renaud Tefnin de m’accompagner sur ce projet parce que je savais que son parcours d’aidant auprès de personnes en situation de handicap pouvait m’aider à comprendre certaines réactions auxquelles nous serions confronté.e.s. au cours de cette création. Notre collaboration a reposé sur un partage de connaissances techniques et artistiques et sur un échange quotidien sur l’analyse des situations. Nous avons continuellement discuté de ce que nous voyions, de ce que nous sentions individuellement, afin d’adapter nos propositions aux situations physiques, sensibles et émotionnelles des membres du groupe
Pour accompagner des acteurices, il faut toujours prendre en compte le fait que la scène peut être un espace de grande fragilité. La recherche d’une vérité de soi demande de franchir des limites personnelles sous le regard des autres. Cela peut être terriblement angoissant et déstabilisant. Il faut donc réussir à réunir les conditions nécessaires à la création d’un espace de travail qui permette de trouver le plaisir du lâcher prise en confiance. Il faut être patients et accepter que les choses ne se fassent pas pour toustes au même moment.
Je ne suis pas du tout spécialiste du travail avec les personnes en situation de handicap. Depuis plus de dix ans, je fais travailler des groupes d’amateurices de tous âges dans le cadre de stages de transmission, d’ateliers de création et de projets d’éducation artistique et culturelle en milieu scolaire. C’est un axe important dans mon approche du théâtre, parce qu’il me semble que, dans ce contexte, j’apprends continuellement.
Je me souviens d’une conférence intitulée « Conquérir l’humanité » donnée en juillet 2018 à l’Université d’Avignon où la metteuse en scène Madeleine Louarn qui dirige la compagnie Catalyse, répondait aux questions de la journaliste Laure Adler en rappelant que « la vertu du théâtre, c’est le théâtre ». J’aime bien me le rappeler. Je suis metteuse en scène, je ne suis ni éducatrice, ni professeure, ni aidante. Avec les élèves de l’IME, dans le cadre de la création de Némo ou les yeux infinis, je n’ai pas travaillé autrement que de la manière dont je travaille ordinairement. Nous avons fait du théâtre, ensemble, avec ce que nous sommes.
Je ne connaissais pas le concept de « doux forçage » avant de rencontrer Renaud Tefnin et Véronique Truffert (mère de Babouillec, poétesse autiste). Je ne sais pas encore ce que je pense de cette pratique. J’ai encore beaucoup à observer et à comprendre pour pouvoir en parler et me positionner sur ce point assez controversé. Au cours des répétitions, il est arrivé que certain.e.s veuillent parfois se réfugier derrière leurs portables, ou dormir au fond des gradins. Rares ont été les moments où nous l’avons rendu possible au cours des répétitions. Peut-être est-ce cela que vous appelez « doux forçage » lors de l’arrivée des nouvelles propositions de jeu ? Oui, la plupart du temps, lorsque nous proposions un exercice qui n’avait pas encore été traversé ensemble, nous sentions chez quelques interprètes une réserve liée à l’appréhension, à la peur peut-être de ne pas y arriver, d’être amené à devoir s’exprimer sans avoir pu s’y préparer. Plusieurs interprètes, au début du stage, répondaient, mais je ne sais pas moi, « je ne sais pas » au moment de leur tour d’expression individuelle au sein du groupe. J’ai été frappée par le caractère systématique de ce recul, par l’expression de cette peur paralysante de ne pas savoir ou de ne pas faire les choses « correctement ». Bien entendu, dans ce type d’exercices, il n’y avait pas de bonnes ou de mauvaises manières de s’exprimer. Il s’agit seulement par exemple de proposer à tour de rôle un geste, un mot, une attitude quelle qu’elle soit. Nous avons pris notre temps et laissé à chacun.e celui d’apprivoiser ses peurs au cours du stage. Il est indéniable que la confiance et l’enthousiasme généreux que nous ont offerts Myriam, leur professeure, et Mickaël, éducateur à l’IME, ont été des éléments très féconds pour avancer sur ce point chaque jour collectivement en suivant les étapes de notre processus de création.
Nous avons été très préoccupé.e.s par le fait de ne laisser personne de côté. Je pense que c’est ce qui a été le plus important pour nous. Mais COMMENT faire groupe ? Comment respecter le rythme de chacun, le besoin pour certain.e.s de se retirer pour se reposer, pour observer, en établissant et préservant les conditions d’existence du groupe : la participation de chacun.e en fonction de ses possibilités, l’attention et le regard bienveillant. Faire au moins un peu, ne pas s’extraire en se dissociant.
Nous avons beaucoup insisté sur le fait que l’attention bienveillante du groupe rendait possible la confiance en soi éprouvée individuellement. La création théâtrale repose sur le groupe comme association de regards. Le groupe comme association de présences. Nous ne souhaitions pas qu’un.e comédien.ne puisse s’extraire trop longtemps en observant les autres sans prendre part à ce qui se passait sur scène. Parfois, quand certain.e.s ne voulaient pas venir au plateau, Renaud et moi les intégrions à la démarche d’observateurices et les invitions à faire des retours critiques sur ce qu’iels avaient vu de leurs camarades. Nous avons également fait descendre la régie près de la scène pour qu’iels puissent prendre la responsabilité de faire les lumières.
Pour faire en sorte qu’un tel groupe théâtral se constitue rapidement, il me paraît nécessaire de s’appuyer sur la création de moments scéniques émotionnellement forts. C’est pourquoi j’ai proposé dès le premier jour un exercice chorégraphique inspiré par le travail de Thierry Thieû Niang. Nous l’avons appelé « La Vague. » La puissance du morceau « She Was » de la chanteuse Camille associée à celle de la présence de chaque interprète avançant vers le public, puis reculant, incessamment, est restée jusqu’à la fin de notre spectacle comme un repère émotionnel et artistique très structurant pour le groupe. La répétition ritualisée de ce moment a immédiatement inspiré à chacun.e une confiance qui a pu servir de guide à notre création. À ce premier élément, s’ajoutent deux données nécessaires à la constitution du groupe. D’une part, il s’agit de donner à chacun.e la possibilité de se distinguer, autrement dit d’exister individuellement au sein du collectif. C’est pourquoi j’ai écrit la pièce que nous avons jouée en fonction des désirs exprimés par les élèves : permettre à Mona de chanter un de ses propres textes, laisser Léo improviser librement sur scène, intégrer la fantaisie de Thomas, la malice de Lou, la grâce d’Erwan, le sérieux de Gabriel, l’originalité de Tom et le brûlant et paradoxal désir de briller exprimé par Lola, peut-être la plus timide de toustes. De l’autre, il s’avère précieux de rendre chacun.e indispensable à la création en leur confiant des responsabilités qu’iels seront en mesure d’honorer. S’occuper des lumières, manipuler des éléments de décor, lire à haute voix, répéter distinctement ce qui nous est soufflé à l’oreille, apprendre un texte, suivre une chorégraphie, jouer des situations, tout cela relève du défi, mais le sentiment de l’interdépendance des individus rend possible la solidarité du groupe et nourrit la confiance et la bienveillance de chacun.e.
Le premier jour, celui de la rencontre avec les jeunes, a été très déterminant. Je me souviens qu’iels étaient très inquiets, une élève a même versé quelques larmes d’émotion en visitant le théâtre, parce que la peur de ce qui allait arriver était très présente. Au cours du stage, j’ai beaucoup parlé de mon expérience. Dès la première séance, je leur ai dit que j’étais moi-même extrêmement timide ; je les ai prévenu.e.s qu’il m’arrivait de rencontrer des difficultés d’expression verbale et de bégayer fortement en situation de fatigue. Je leur ai également expliqué que je suis hypersensible au son et que les efforts pour surmonter cela me semblent parfois insurmontables en période de création. Je leur ai expliqué que représentait le théâtre pour moi, en quelle mesure il avait été libérateur, en quoi il m’avait permis de découvrir et d’apprendre à assumer ce que j’étais. J’ai parlé avec eux de l’adolescente que j’ai été et de ses peurs. Je leur ai expliqué que la scène était toujours une occasion à saisir, une occasion personnelle pour se prouver de nouvelles choses, pour exprimer ses possibles. Je crois que cette présentation a contribué au fait qu’iels puissent avoir confiance dans mon regard et mon écoute. Peut-être a-t-elle également aidé à réduire un peu la distance de projection qu’il pouvait y avoir au départ entre eux et ce projet de création théâtrale ? Je ne le sais pas.
Renaud Tefnin – Plus qu’une orientation artistique, il s’agit pour moi d’une conviction politique assez ancrée : ce sont les singularités accordées qui devraient faire société. Il s’agit moins pour moi d’y être attentif que de m’acharner à les percevoir, les comprendre (a fortiori quand elles me sont étrangères), voire les ressentir, de manière à les fondre dans le socle multicolore de ce qui fera relation. C’est, je le crois, un levier pour passer d’une société qui se voudrait « inclusive », à une société voire un monde (on peut rêver) enfin équilibré, multiple, pluriversel. Babouillec parle de la nécessité d’une rencontre isométrique. Ou chacun.e a à apprendre de l’autre. Une troupe de théâtre, aussi éphémère soit elle, est une occasion merveilleuse d’éprouver le vécu d’une communauté émancipatrice, où chacun.e peut se sentir accueilli.e, valorisé.e dans ses particularités. Condition à mon sens indispensable à quiconque pour que lui vienne le goût d’y contribuer. Aucun mécanisme de défense n’accepte de s’assouplir sans compréhension. Aucun muscle ne se détend sans patience. Il m’arrive de danser avec des personnes vivant toutes sortes de handicaps et je les remercie de m’amener régulièrement à questionner la notion d’empêchement. Je trouve cette question passionnante et importante.
Ce terme de « doux forçage » découvert dans ton livre, je l’entends comme un accompagnement à se mettre en action à partir d’une position sécurisante, quand l’être n’y parvient pas alors que quelque part, il le voudrait. Le cadeau que m’offrent les personnes autistes que j’accompagne au quotidien, placées dans un endroit du « spectre » nommé honteusement « déficitaire », est de se montrer particulièrement rétives à tout forçage. Là où nombre de personnes « typiques » se retrouvent dans des situations d’obéissance à des injonctions et luttent toute leur vie pour poser leurs limites, les bases de leur consentement. Avec les jeunes de l’IME, malgré le temps court dont nous disposions et des ambitions artistiques assez importantes, il n’y avait pas d’autre option raisonnable à partir du moment où le respect et la considération véritable faisaient partie de l’enjeu, de s’atteler à observer, écouter, rencontrer, (r)assurer, pour, dans la foulée, stimuler et encourager à aller jusqu’au bout de la proposition de spectacle. Qu’est-ce qui faisaient pétiller agréablement leurs systèmes nerveux respectifs, quels dispositifs ludiques, théâtraux et sensoriels étaient susceptibles de les ouvrir au regard, à la relation, à la mise en jeu ? Quels étaient ceux qui faisaient le plus sens pour chacun.e ? Quelles tonicités, quelles qualités de présences fallait-il adopter selon les moments pour être accueillant tout autant que stimulant ? Quels mots prononcer ou inviter à formuler, et quand ? À mon sens, le temps nous a manqué et l’exigence d’une représentation publique devant des professionnels nous a obligé à devoir accélérer ce processus qui aurait pu être plus émancipateur pour chacun.e encore. Une part de ce qui fait boussole pour moi se situe aussi à l’endroit de la manière dont nous pourrions obliger plus encore le cadre institutionnel (en termes de temps, de moyens, d’espaces, etc.) à s’adapter de son côté. Avancer vers l’objectif artistique avec cette exigence de respect radical n’aurait pu se faire sans l’authenticité affirmée de Léna Paugam et la mise en jeu de nos propres particularités. La présence active, et d’une immense qualité, de Mickael et Myriam, respectivement éducateur et enseignante des jeunes à l’IME, tout au long de la création a été également indispensable.
DA – Vous accompagnez les trouvailles, les constructions singulières et les solutions que les comédien.ne.s élaborent pour se protéger du trop de présence bruyante des autres (la voix est vociférante, le regard est persécutif). Vous accueillez les blagues sexualisées de Léo, qui fusent de manière intempestive, comme des improvisations humoristiques. La souplesse dont vous faites preuve civilise la jouissance, domestique les pulsions et réduit son agitation anxieuse. Les longues listes qu’il établit intégrées dans le corps du texte deviennent des monologues poétiques. L’énumération des lignes de bus et des circuits lorientais bordés par les magasins de téléphonie, qui lui assure un monde stable, immuable, participe à son apaisement. Votre docilité permet à Thomas, à Lola, à Judith ainsi qu’à Noé de quitter leur bulle protectrice et d’entrer sur scène. Quel regard croisé portez-vous sur l’évolution du jeu et le cheminement de ces jeunes amateur(e)s ?
LP – Oui, comme je le disais dans la réponse précédente, la création de Némo, ou Les Yeux infinis s’est réalisée à partir des jeunes comédien.ne.s que nous avons rencontré.e.s. La trame fictionnelle de la pièce n’était pas précisément trouvée avant le début des répétitions. J’ai proposé à Renaud Tefnin, puis à l’ensemble du groupe, de partir de l’univers de Winsor McCay et de sa bande dessinée Little Nemo in Slumberland, mais je n’avais pas encore écrit la pièce. C’est, je crois, ce qui nous a permis de rester à l’écoute des interprètes, de leurs besoins, de leurs difficultés, tout comme de leurs propositions.
Voici les règles que nous nous sommes posées en préalable :
– Donner à chacun.e l’opportunité de se surprendre, et d’y prendre plaisir.
– Travailler en souplesse, s’appuyer sur le positif, encourager chaque proposition, s’en enthousiasmer en l’exprimant clairement.
– Intégrer l’étrange, le bancal, le saugrenu et le maladroit sous toutes leurs formes si elles se présentent.
– S’adapter aux singularités et aux besoins individuels des jeunes interprètes tout en leur proposant le défi d’une création réalisée collectivement,
– Ne pas coincer/figer les interprètes dans des cases qui rendraient la création plus facile mais moins propice au dépassement de soi,
– Offrir à chacun.e la possibilité d’explorer un rôle cousu sur mesure, extensible à volonté selon le désir momentané de l’interprète.
Au cours de notre première session de quatre jours (du 2 au 5 avril 2024), Renaud et moi avons proposé une série de jeux et d’exercices pour rencontrer les jeunes et évaluer les difficultés de chacun (échauffements ritualisés, marches dans l’espace, jeux d’expression corporelle et verbale.) Puis, en proposant de courtes improvisations, nous avons commencé à explorer l’œuvre de Windsor McCay à partir de plusieurs planches de la bande dessinée Little Némo.
À partir de cette rencontre, au cours du mois qui a suivi, nous avons imaginé le fil d’une histoire adaptée aux problématiques sur lesquelles les jeunes travaillent avec leurs professeurs et éducateurs à l’IME : l’apprentissage de l’autonomie, l’émancipation, la préparation au monde du travail, le dépassement des peurs et le développement de l’estime de soi. Il s’agissait aussi de partir des spécificités de chaque comédien.ne.s. Certain.e.s demandent à chanter, d’autres à danser. Certain.e.s pourraient être aidé.e.s par le fait de porter des costumes, d’autres y seront indifférent.e.s. Les un.e.s voudraient que le spectacle porte l’histoire d’un drame, les autres aimeraient une aventure à suspense. On demande un personnage aux propos incohérents, on suggère la présence d’oiseaux ou d’animaux extraordinaires. Comment associer la loufoquerie des un.e.s au sérieux des autres ? Comment associer l’absolue rigueur nécessaire à certain.e.s avec l’imprécision inhérente à la singularité de certain.e.s autres ? Comment aider à dépasser les paralysies ? Comment apprivoiser la lumière et le regard des autres ? Comment faire troupe ? Nous avons effectué de nouvelles recherches sur l’univers littéraire de Winsor Mc Cay, et apporté à notre travail de nouvelles inspirations puisées chez Claude Ponti, Hayao Miyasaki, Michael Ende, Lewis Caroll et Valère Novarina. J’ai ensuite commencé l’écriture d’une courte pièce (45 min) comprenant au moins huit rôles distincts adaptés aux personnalités et désirs des comédien.ne.s. Celle-ci a continué à s’écrire au cours des deux sessions de répétitions qui ont suivi.
De retour à Lorient un mois plus tard, en mai 2024, pendant trois jours (du 12 au 14 mai 2024), nous sommes entré.e.s très progressivement dans la matière du spectacle poursuivant certains rituels collectifs, introduisant petit à petit les éléments nécessaires au spectacle (texte et costumes). Petit bémol – la salle pédagogique mise à notre disposition au cours de cette période s’est avérée trop petite pour avancer sur le travail choral que nous souhaitons mener. Nous nous sentions un peu étriqués dans un espace saturant très vite du point de vue sonore en raison de l’énergie débordante du groupe.
Du 20 au 23 mai 2024, en trois jours de retour dans le vaste studio Joseph Ponthus, nous nous sommes attelé.e.s ensemble à écrire la mise en scène, à créer les lumières et le son du spectacle, à inscrire les corps dans l’espace scénographié, à explorer perceptions et sensations de plateau dans le but de jouer en conditions de représentation devant un public choisi (parents, enseignants, étudiants). Tout le monde a apprécié l’arrivée de Nicolas, technicien associé au projet, ainsi que l’implication importante des techniciens du théâtre pour mettre en place le dispositif avec le matériel requis.
Les jours de restitution (24 et 25 mai 2024) ont été particulièrement intenses. Les deux séances ont différé selon les relations entretenues entre les interprètes et leurs proches présent.e.s dans l’assistance (plus ou moins d’inhibition). La première exposition au public a eu lieu devant les enseignants, éducateurs et jeunes de l’Institut médico-éducatif, la deuxième représentation devant les familles et spectateurices sensibilisé.e.s au projet. Les acteurices ont témoigné avec beaucoup d’enthousiasme de leur fierté d’avoir réussi à arriver à un tel résultat.
Dans le cadre de cet atelier de création théâtrale, nous n’avions pas d’enjeu de présentation du travail sous forme de spectacle professionnel à penser dans le cadre d’une production suivant des logiques de diffusion ; nous ne nous sommes pas donné d’autres critères d’appréciation que l’intensité, la puissance et la qualité de l’expérience individuelle et collective au plateau. L’idée n’était pas vraiment d’améliorer leur jeu, nous ne souhaitions pas nous situer dans une logique de performance, mais il y avait bien le désir du sentiment partagé du dépassement de soi. Nous voulions avant tout que l’expérience vécue au moment de la restitution de notre travail constitue un moment fort, et qu’elle soit évaluée en fonction du plaisir et de la fierté des interprètes au regard des progrès réalisés au cours de ces onze jours de création. Réaliser un spectacle en seulement onze jours de travail représente déjà un exploit considérable. Nous ne pouvions être en salle avec les interprètes que cinq heures maximum par jour. Il fallait faire avec cette donnée sans rogner sur notre ambition.
Il s’agissait avant tout de vivre ensemble une expérience de création théâtrale, de traverser collectivement un processus de création artistique, de transmettre ce que requiert un spectacle de théâtre. Nous avons œuvré à ce que le spectacle soit beau, pour que l’ensemble de l’équipe soit satisfait mais l’objectif ne se trouvait pas dans l’œuvre en elle-même, c’étaient le processus et la qualité de ces moments en commun qui occupaient notre esprit en premier lieu. Il s’agissait pour nous de produire de bons souvenirs pour qu’iels puissent songer a posteriori à ce spectacle en se disant : « Je l’ai fait et je suis fièr.e de moi. »
RT - Les intentions et objectifs peuvent être différents selon les créations artistiques. Il y a, je crois, dans le concept d’Éducation Artistique et Culturelle, l’idée que le processus prime sur le résultat. À l’inverse (souvent) des créations dites professionnelles. Pour nous, l’intention était ici d’utiliser le théâtre comme prétexte à l’épanouissement des acteurices. L’objectif était qu’ils prennent du plaisir, se découvrent, se révèlent à eux-mêmes à travers la forme et le fond du spectacle, et soient fier.e.s du résultat. Il était indispensable à mon sens que le spectacle leur plaise avant tout à eux, et qu’ils sortent enrichis d’une expérience empuissançante. La formidable créativité improvisatrice de Léo se déploie à travers certaines thématiques, certaines gestuelles, certaines modalités de relation avec l’autre et l’environnement (y compris les objets). Tout son être exprimait de manière si flagrante son épanouissement dans certaines circonstances (et ses difficultés, refus et crispations dans d’autres) qu’il était inimaginable qu’il ne puisse pas se trouver en situation d’explorer et offrir ces inépuisables trouvailles sur scène. Parfois, il évoquait Macron ou d’autres personnes, propos qui risquaient de réduire la dramaturgie à l’anecdote en une réplique. Mais qu’est-ce qui demeurait important ? À mes yeux : ce corps joyeux déployé et généreux. Cette jouissance qu’il parvenait aisément, avec un soupçon d’intervention de notre part, à intégrer avec rigueur dans le cadre collectif du spectacle.
Je ne suis pas certain de me reconnaître dans le terme de docilité. Il s’agit bien plutôt de l’accueil inconditionnel de l’autre dont je parlais dans la réponse à ta première question. Un accueil sans jugement. Surtout pas sur les bases de mon éducation normative. Encore plus qu’avec d’autres adolescents, je pense qu’il est nécessaire de pouvoir parler de tout et d’accueillir pleinement leurs recherches effrénées de sens. Je crois qu’il est possible de ne pas avoir à penser jouissances et pulsions comme étant à civiliser ou domestiquer, mais comme des élans de vie qui cherchent à trouver leur juste place. La participation de Léo à ce projet en a été pour moi une formidable démonstration. Lorsque la pulsion trop désordonnée menaçait la capacité du groupe à poursuivre, nous le rattrapions par la valorisation de son énergie, le rire et la douceur, et si besoin, une contre-proposition. Il acceptait systématiquement de se canaliser lui-même et retrouvait place dans le collectif.
Je te remercie pour cette belle image de la bulle protectrice. En fait, il a s’agit ni plus ni moins de travailler ensemble à élargir cette bulle de sécurité pour qu’elle englobe la troupe, la scène, puis la salle. Ce qui m’a émerveillé autant que dérouté ce sont les surprises que nous avons eues sur le chemin de ces jeunes acteurices. À leur manière, iels se sont chacun.e emparées de nos propositions par un ou plusieurs bouts. Thomas en s’amusant avec le texte et la voix, que ce soit dans le jeu ou la lecture, en musicalisant et personnalisant le propos. Judith en engageant sa sensibilité particulière au service du personnage et en écrivant un texte très personnel qu’elle a intégré dans le spectacle. Noé en persévérant jusqu’au bout de ce premier rôle sans faiblir tout en gardant vivant son intérêt pour la technique. Gabriel en investissant son exigence et son aplomb au service de son personnage et de la cohésion de troupe. Tom en pourfendant son repli postural et émotionnel en s’agrémentant en sus d’un costume tout à fait exubérant autant que judicieux. Lola en acceptant tous les jours de traverser sa si grande difficulté à être regardée et entendue, et surtout à répondre aux demandes qui ne venaient pas d’elle, jusqu’à exploser de présence le jour de la représentation finale devant les familles. Quant à Lou, j’ai la sensation qu’elle aurait voulu et pu en faire plus, mais qu’elle a travaillé à trouver le plaisir de ses personnages, aussi grâce aux costumes et au maquillage. À leurs manières et chacun.e à des degrés différents, iels ont travaillé à trouver leur compte dans les propositions. En majeure partie avec l’appui de leur propre volonté, ont assoupli leurs qualités relationnelles, donc leurs qualités artistiques de comédien.ne.s.
DA – Les jeunes n’ont pas choisi n’importe quelles tenues pour incarner leur personnage. Léo jubile en montrant fièrement les ballons gonflés en guise de seins sous sa robe pailletée. Noé revêt une peau d’ours, Tom une veste militaire et Lou une tenue colorée qui leur sert de carapace.
La proposition faite de porter sur scène le costume « le plus fou » vise-t-elle à abolir la frontière entre le normal et le pathologique et à défendre le hors-les-normes ? Est-ce une façon de combattre l’abord déficitaire de l’autisme et de la psychose aujourd’hui largement partagée ? Ton art ne soutient-il pas que « tout le monde est fou, c’est-à-dire délirant [2] » comme le disait Jacques Lacan à Vincennes en 1979 mais bien sûr que nous le sommes toutes et tous chacun(e) à notre manière ?
LP – L’art de l’acteur est un art de la transformation paradoxale. La question de l’identité est en son centre et en lui se décline une infinité de multiples soi. J’aime transmettre le goût d’explorer, par l’intermédiaire du costume, d’autres possibles, accompagner les acteurices dans la recherche d’autres corps, d’autres images, aussi transgressives soient-elles.
C’était un grand privilège d’obtenir la permission d’accéder au stock de costumes du théâtre de Lorient. J’y ai immédiatement entrevu la possibilité de proposer un moment de plaisir et de surprises en laissant libre cours, le temps d’une matinée, à leurs explorations vestimentaires. J’ai employé le mot « fou » parce que je ne voulais pas qu’iels se censurent en choisissant leurs costumes. Nous voulions qu’iels dépassent la peur de choisir une apparence, un costume qui représenterait ce qu’iels n’oseraient jamais être, qu’iels puissent s’autoriser à choisir ce qu’iels n’oseraient jamais porter, jamais même imaginer porter. Nous voulions qu’iels s’amusent et qu’iels prennent le risque de s’amuser devant les autres.
Cela m’a, par exemple, permis de découvrir une facette de Lola à laquelle je ne m’attendais pas. Notre rencontre s’est faite par l’intermédiaire du costume qu’elle voulait étincelant de paillettes, resplendissant comme une boule à facettes. J’ai compris qu’elle aimait danser, chanter, et se sentir belle en se parant et se maquillant mais qu’elle le faisait seule, dans sa chambre, à l’abri des regards. À partir de ce moment-là, je l’ai accompagnée et encouragée dans les choix relatifs à son costume. L’enjeu était de la rassurer sur le fait que la scène était un espace singulier où nous pouvions être ce que nous choisissons de créer.
Le théâtre, et peut-être l’art en général, permet cela. Le cadre de bienveillance du plateau, les rituels réalisés ensemble, le sens que l’on donne à la liberté de la recherche, de l’exploration, le rendent possible. Sur scène, la matière des imaginaires et des sensibilités combinées produit un spectacle. Il n’y a pas là de fous. Il y a des personnes.
Lorsqu’on m’a proposé de travailler avec un groupe de jeunes accompagnés par l’IME, je me suis mise à chercher une œuvre littéraire suffisamment riche pour pouvoir proposer un univers à explorer collectivement comme un pays imaginaire. Mon attention s’est très vite posée sur Little Nemo pour plusieurs raisons. Tout d’abord, parce qu’il s’agit d’une bande dessinée et que je ne voulais pas que l’exercice de la lecture puisse faire obstacle à leur découverte et à notre plongée théâtrale. La richesse picturale des planches réalisées par Winsor McCay y est stupéfiante et nul n’est besoin de bien lire pour apprécier et s’imprégner de son œuvre. Puis, parce que l’histoire du héros éponyme se passe dans un monde onirique où l’imaginaire laisse libre cours à toutes les fantaisies. La mutation, la déformation, le bouleversement du sensible est ce qui caractérise Slumberland, pays du rêve où se déploie la fiction de Little Nemo. Les personnages rapetissent, grandissent, se métamorphosent, vieillissent, se brisent, Nemo se morcelle, se multiplie à l’infini, est projeté dans les airs, vole, fond, est immergé, gelé, il tombe, glisse, tremble, chute, a le vertige, disparaît. Son lit même devient gigantesque, marche, accélère, s’effondre, parcourt la ville tortueuse, donne accès aux forêts, aux banquises, aux palais. Tous ces possibles permettent d’interroger le réel. Le normal n’existe pas dans le rêve de Némo. Tous les êtres sont possibles et tous les possibles sont en Némo.
Et voilà ce qui m’amène à aborder la troisième raison de ce choix d’œuvre : la signification même du prénom du personnage principal. Le terme Nemo signifie, en grec, « distribuer, partager », et, en latin, « personne, nul ». Je souhaitais écrire une histoire qui aborde la problématique de l’identité. J’aime beaucoup ce passage de la pièce Peer Gynt où le héros, à la fin de l’œuvre, après avoir traversé une quantité de vies, de possibles de lui-même, se retrouve dans un champ à éplucher un oignon pour en chercher le noyau. Henrik Ibsen écrit :
« Inéluctable quantité de pelures ! Le noyau va-t-il enfin paraître ? (Il épluche toutes les pelures.) Du diable s’il arrive ! Jusqu’au plus intime de l’intime, tout n’est que pelures – et de plus en plus minces. – La nature fait de l’esprit. » (Ibsen, Peer Gynt, Acte V, scène 5)
Qui est Némo ? Qu’est-ce qui le bouge ? Pourquoi rêve-t-il ainsi ? Dans la bande dessinée, Nemo se fait constamment réprimander par les adultes à son réveil (ses parents, ses grands-parents…). On pourrait se demander pourquoi ce petit garçon a tant besoin de rêver. Pourquoi le rêve prend-il une telle importance dans sa vie au point qu’il ne parvient plus à garder la conscience du temps de la vie réelle (il se réveille au milieu de la nuit et dort en pleine journée…) ? Quelle est sa vie réelle ? Que fuit-il ? Et pourquoi Winsor McCay choisit de nommer cet enfant Nemo (Personne) ? Est-ce que c’est ainsi qu’il se perçoit ? Comme s’il n’était personne ? Est-ce que c’est ainsi qu’il lui semble que son entourage le perçoit ? Est-ce ainsi qu’il voudrait être ? N’être plus personne ? Ainsi peut-être découvrirait-il que n’être personne peut vouloir dire être chacun ou être plusieurs ? Pour écrire cette pièce, destinée à de jeunes adolescents dont la vie est pour le moins marquée par le regard des autres sur le handicap, dont l’estime de soi est une donnée constamment à conquérir, je voulais explorer également, à travers ce sous-titre des « Yeux infinis », la question du regard porté par soi-même ou par les autres, le regard jugeant ou normatif.
Au cours des répétitions du spectacle, nous avons beaucoup parlé de la lumière : Qui est dans l’ombre ? Qui ne l’est pas ? Qui l’est par obligation ? Qui voudrait y rester ? Qui pourrait y rester toujours si on ne lui donne pas l’occasion et le goût d’y être ? Regarder, être regardé ; qui regarde qui ? Pourquoi a-t-on besoin du regard des autres ? En quelle mesure celui-ci nous permet-il de nous construire ? Némo souffre-t-il de ne pas être regardé ? De l’être trop ? Quel regard nous affaiblit ? Quel regard nous renforce ? Quels sont Les Yeux infinis dans notre pièce ? Avec Renaud, nous avons imaginé une situation où Némo se retrouve, dans le monde des rêves, poursuivi par une terrible assemblée de « Scrutateurs. » Au départ, on pourrait penser que les yeux infinis sont ceux des autres, des scrutateurs, infiniment nombreux, infiniment dangereux, coupants. Des yeux qui nous taillent comme les haies d’un jardin à la française. Des yeux qui inspectent. Des yeux qui forment. Des yeux qui piègent. Qui attrapent et enferment. Mais, on découvre, dans un deuxième temps, que tous ces yeux ont peur de la lumière, et d’être vus eux-mêmes. Ils préfèrent observer plutôt qu’être vus. En réalité, ce ne sont pas des yeux seulement, ce sont des êtres. On voyait des yeux, mais il y avait aussi, derrière les yeux, dans l’ombre, des êtres fantastiques, merveilleux de singularité, de beauté, d’originalité joyeuse. Comment se laisser voir simplement ? Image du regard de la méduse qui voit et sidère, image du lapin pris dans les phares d’une voiture. La lumière peut figer. Qui montre ? Qui regarde ? Quel est le pouvoir de celui qui a la lumière dans ses mains et qui éclaire les autres. Quelle responsabilité a celui qui regarde ?
Nous avons travaillé avec les interprètes de notre pièce à expérimenter le plaisir d’être devant les autres. Dans l’histoire que nous avons inventée pour eux, les scrutateurs sont des sortes de monstres qui découvrent, grâce à Némo, qu’on peut se laisser voir dans sa singularité. À la fin du spectacle, il y a une sorte de parade, un défilé de costumes où tous les personnages du rêve paraissent. C’est pour cette scène que nous avions besoin de costumes « fous. » Comment être soi-même et affronter le regard de l’autre sans chercher à satisfaire ses attentes ? Comment ne pas chercher à faire/être toujours ce que l’autre attend de voir ? En quelle mesure la scène peut être cet espace de liberté où l’on SE montre sous le costume d’un personnage, où l’on « s’apparaît », où, en quelque sorte, on fait la démonstration de soi-même. Dans la scène de la parade, les monstres se « dé-monstrent. »
Les Yeux infinis sont peut-être donc également ceux qui voient les yeux des autres et toutes les couleurs et les paysages à l’intérieur. Les yeux infinis comme ceux qui acceptent tous les possibles. Des yeux infinis qui ouvrent leurs cages de regards formatés, font sauter les grilles et s’offrent une bascule vertigineuse vers l’inattendu ?
À la fin de la pièce, le personnage de Nemo comprend qu’il peut apprendre à ne pas avoir peur que les signes qu’il émet soient inattendus, qu’il peut assumer le fait qu’ils soient singuliers. Peut-être qu’il comprend que sa voix qu’il pensait être celle de personne est la voix d’« une personne » et qu’elle mérite de compter pour tout le monde.
DA – Une ronde ouvre et clôt chaque répétition. Ce rituel rassemble les corps et invite chacun(e) d’entre vous à prendre la parole. Les corps morcelés, en pièces détachées [3], de Gabriel et de Lou s’assouplissent petit à petit. La voix mécanique de Thomas reste dénuée d’affect néanmoins elle prend sur scène une tonalité musicale.
Tu confiais avoir rapidement trouvé pour la première fois dans un travail « une connexion entre corps et langage. » Est-ce le nouage corps vivant et parole qui t’intéresse particulièrement dans la création artistique ?
RT – Je ne me souviens plus du contexte précis dans lequel j’ai parlé de cette connexion et ce que j’ai voulu dire par là ne m’apparaît plus de ce fait avec clarté mais oui, c’est avant tout la dimension relationnelle, l’art de la communication, qui me passionne dans la création.
Babouillec a écrit : « Pourquoi pas la vie, avec ou sans la parole. »
Ce qui m’intéresse particulièrement dans le prétexte artistique est le corps vivant rassemblé, non forcément efficace (du moins pas au sens productif) mais agréable à habiter. Le corps qui se construit et apprend à savoir (un peu plus) ce qu’il fait pour pouvoir (un peu plus) faire ce qu’il veut, selon la phrase de Moshé Feldenkrais. Le corps suffisamment disponible et suffisamment vu, reconnu, pour qu’il puisse s’ouvrir à la relation comme il le souhaite. Exister.
L’enjeu est encore plus important quand on fait partie des personnes qu’on voit peu, qui existent peu dans l’espace social.
Une troupe de théâtre ou de danse est aussi un corps. Un corps collectif, qui peut goûter au plaisir de se sentir réuni, « dé-isolé », solidaire. Les rituels d’ouverture et de clôtures ont cette fonction de rassemblement du collectif en même temps que les échauffements corporels agissent sur celui de chaque individu qui le compose. Ils sont un espace-temps où chacun.e peut exister, à travers la parole ou non, être pris en compte en tant que membre à part entière d’une communauté.
Une solidarité qui ouvre des potentialités d’action.
À nouveau cette question déborde largement du champ artistique et se pose pour moi tout autant dans le champ social et politique.
Il y a un lien psychomoteur important entre limites de corps (dans le sens de membrane séparant un dedans et un dehors) et langage oral. La parole (collective ou individuelle) pour émerger a besoin d’un corps rassemblé.
L’expression d’une parole profonde, d’un point de vue, d’une singularité, peut aussi se faire en silence bien entendu. C’est un enjeu de travail sur « OVNI rêveur ».
Sur le projet Nemo, les acteurices avaient toustes accès à la parole. Un des outils proposés au service de l’expression d’elleux-mêmes pouvait être l’oralité. C’était très émouvant pour moi dans le processus de rencontre et de création de les voir s’en emparer de manière spontanée au sein des improvisations et répétitions ou dans des échanges informels. D’en observer les modulations selon les moments de la journée, leurs états émotionnels ou toniques, les dispositifs/jeux/exercices proposés, les parties du spectacle, les mots écrits. Le théâtre de Léna s’ancre dans le texte. Le choix a ici été fait de les accompagner à porter un texte écrit pour eux, parsemé néanmoins d’ouvertures à leurs mots à eux. Il aurait pu être celui d’une création à partir de leur parole profonde, mais il nous aurait fallu un temps considérablement plus long afin d’accompagner son émergence depuis les abysses des corps. Si l’abondance de texte à lire ou apprendre a indéniablement mis en difficulté à certains endroits la plupart des acteurices, il a constitué un défi et un tremplin sur lequel iels se sont toustes élancé.e.s de tout leur être.
[1] Di Ciaccia Antonio, « À propos de la pratique à plusieurs », Les Feuillets du Courtil, n°23, juin 2005, p.12.
[2] LACAN Jacques, « Lacan pour Vincennes ! », Ornicar ?, n°17/18, printemps 1979, p. 278.
[3] MILLER J-A., « Pièces détachées », Cours de l’orientation lacanienne du 17 novembre 2004, inédit.